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transporté de gratitude. Mais Jeanne, toute à sa mission, reste insensible à ces hommages ; aux propos invitans d’Agnès Sorel elle répond par des paroles prophétiques, et quand le dauphin, appuyant sur la galanterie, essaie de la convertir à des sentimens plus humains et s’amuse à lui prédire qu’après avoir assuré le salut de tous, elle voudra faire le bonheur d’un seul : « Sire dauphin, s’écrie-t-elle, es-tu donc déjà las du secours que le ciel t’envoie que tu cherches à l’avilir ? Gens de peu de foi, le miracle vous environne et vous fermez les yeux pour n’y pas voir. Est-ce l’œuvre d’une femme de se vêtir de fur et de batailler dans la mêlée ? Malheur à moi si, lorsque Dieu confie à ma main l’épée vengeresse, je pouvais laisser mon cœur s’éprendre d’un amour terrestre ! Mieux me vaudrait n’être jamais née ! Trêve à de tels discours qui m’exaspèrent, car, je vous le dis en vérité, l’homme qui me regarde à pareille intention est un sacrilège ! »

On le voit, Shakspeare, comme Schiller, ont au début même donnée ; l’un comme l’autre invoquent le surnaturel d’où qu’il vienne ; étant, d’ailleurs, bien compris d’avance, que le surnaturel sera diversement interprété par les deux camps : lumière ici, là ténèbres, l’ange ou le démon, selon qu’on se retournera du côté de France ou d’Angleterre. Personne ne doute du pouvoir de Jeanne, mais on doute et surtout on doutera de plus en plus de la nature de ce pouvoir. A ne considérer les choses que du côté français, au départ, tout le monde est d’accord : Jeanne vient de Dieu. Que l’horizon se rembrunisse, que les mécomptes se succèdent, et le parti du diable aura beau jeu. Il y a de ces dévoûmens auxquels l’entourage d’un prince ne se résigne pas et qui, lorsque le prince est mesquin et déplorable, comme c’était ici le cas, l’importunent lui-même à la longue. Charles VII rechignait à tant de services rendus ; Jeanne le sauvait trop, et c’est peut-être dire la vérité que de prétendre qu’il eût préféré être roi de Bourges, avec son La Trémoille, plutôt que le roi de France par la Pucelle. Il est le continuel obstacle et ne demande qu’à douter, car son doute servira d’excuse à son apathie. Pauvre Jeanne ! tout le monde doute d’elle autour d’elle. Baudricourt, qui l’avait d’abord crue folle, est tenté maintenant de la croire sorcière. Abandonnée devant Paris, livrée à Compiègne, comment ne finirait-elle pas par douter ? Voilà ce que Shakspeare, en manipulant ses chroniques, a merveilleusement saisi, rendu. L’histoire reconnaîtra plus tard que les événemens avaient pu ébranler cette grande âme ; il entrevoit cette version et l’adopte en y mêlant, et son orgueil anglais, qui refuse de s’humilier sous la main de Dieu, et sa superstition, qui accuse l’enfer de la défaite. Rappelons-nous les invectives de Talbot devant Orléans, où se heurtent les deux antagonismes : Jeanne, l’âme de la France, et Talbot le