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elle-même, trahie par les événemens et par les hommes, se laissera tenter et doutera ? Où, après s’être interrogée, tâtée, remuant les souvenirs incertains du passé, reniée dans le présent, livrée à toutes les confusions de l’âme, à tous les désespoirs, elle écoutera les ténèbres. C’est ainsi que Shakspeare l’a vue et que je m’explique le personnage bizarre, hétéroclite, poétique, fantastique et troublant créé par lui.

L’action parcourt un espace de vingt et un ans (1422-1443) ; elle a pour thème le prologue de la guerre des Deux Roses, qui se poursuit et bat son plein dans les deux autres parties de la trilogie et trouvera son dénoûment dans Richard III. Il suit de là qu’en nous plaçant au point de vue français, nous n’avons affaire qu’au prologue chargé de nous représenter le moment où la fortune de l’Angleterre commence à décroître. C’est dire que Jeanne d’Arc paraîtra cette fois, non plus à l’état de protagoniste absolue, comme cela se voit d’ordinaire dans les tragédies, et qu’il ne sera question d’elle que de façon épisodique. Shakspeare a ses chroniqueurs à lui, Holinsheed, Hall, tous naturellement antifrançais et ne reculant ni devant l’obscène, ni devant l’absurde, mais il a surtout son génie pour convertir l’obscène en beautés dramatiques. Au début, tout se passe, d’ailleurs, selon les règles. Jeanne arrive à la cour introduite par Dunois : « Je vous amène le secours, n’hésitons pas, car c’est le ciel qui nous l’envoie pour forcer les Anglais à lever le siège et les chasser du pays : la jeune fille que voici a des visions, l’esprit de prophétie l’anime, et mieux que la sibylle antique, elle sait ce qui fut et ce qui sera. » La Pucelle va droit au dauphin caché parmi les courtisans et l’emmène à l’écart : « Interroge-moi et je te répondrai ; éprouve-moi et tu me trouveras au-dessus de mon sexe. » Le dauphin propose alors le jugement de Dieu ; on croise les épées, il est vaincu et se rend à la sainte guerrière, dont la reine du ciel guide le fer : « Qui que tu sois, tu viens pour me sauver, ce n’est plus le dauphin de France qui te parle, c’est ton esclave ; commande et je t’obéirai. » Tout cela, galant, aisé, chevaleresque, les dames et seigneurs servant de fond au tableau et ponctuant de mots d’esprit le dialogue. La scène est charmante. Le poète nous conduit ainsi jusque sous les murs d’Orléans, où Jeanne et Talbot s’accostent pour la première fois. Talbot n’est pas seulement pour la Pucelle un ennemi redoutable, implacable, il est ce que j’appellerais « son contraire, » la force qui la nie et la redoute. Vainement il se monte la tête et grossit la voix. Il se sent en présence d’un inconnu qu’il peut défier, lui, sous sa double cuirasse de héros et de penseur, mais qui déjà, de proche en proche, gagne l’armée et la terrorise. Ni vaillance ni ses insultes ne retarderont l’heure de la délivrance.