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traversent la scène pour s’apostropher et s’entr’égorger, un Josaphat de destinées humaines ; mais tout cela, grandiose, puissant.

Il est certain que cette dramaturgie, voisine de l’enfance, diffère beaucoup de la nôtre. Ce premier théâtre de Shakspeare touche à celui de George Peck, de Greene, de Massinger, de Ford et de Marlowe au point de s’y confondre. Voulons-nous un exemple qui nous montre comment ce réalisme grossier s’achemine pas à pas vers la poésie historique des types et des caractères ? Henri VI va nous le fournir. Robert Greene écrit grosso modo sa tragédie, Shakspeare arrive et la remanie. Maintenant, prenez l’œuvre du précurseur et regardez le personnage principal, quel est-il ? Il est ce que la chronique nous l’indique : un zéro. Mais ce qui suffisait à Robert Greene ne suffit déjà plus à Shakspeare, reproduire en son effarement cette pâle figure de roi n’est point assez. Il faut que de ce néant même il tire une moralité que les autres n’ont pas entrevue : ce saint homme de monarque rêvant de n’être qu’un sujet comme le dernier de ses sujets rêverait d’être roi, ce bénédictin couronné perdra l’Angleterre ; la débonnaireté engendre les brigands, tel sera le proverbe qui servira de conclusion au poète, philosophant désormais sur les choses qu’il raconte. Que cette philosophie soit toujours impartiale quand il s’agit de la France, ce n’est pas moi qui l’affirmerai ; bien des préjugés s’y mêlent et bien des colères dont ni le temps ni le progrès des mœurs n’avaient eu raison. Un siècle et demi s’était écoulé depuis le jour où les Anglais avaient mis le feu au bûcher de Rouen, et la sainte fille passait encore aux yeux du plus grand nombre pour une infâme sorcière pertinemment et justement suppliciée. Que dis-je ? du plus grand nombre ! C’est de tous ; car, de l’autre côté du détroit, l’opinion à cette époque est unanime : sorcière, hérétique et relapse, tout le monde en tombe d’accord. Sentiment au fond très sincère, et dont l’orgueil britannique s’accommodait trop bien pour ne pas y persévérer. D’où qu’elle vint, elle était un instrument de terreur, ils n’admettaient pas qu’elle fût envoyée de Dieu, mais, même venant du diable, ils voyaient en elle un pouvoir surhumain. Il y avait donc ici double type et partant double fascination, double magie. Il faut que Jeanne d’Arc soit ange ou démon : le surnaturel en elle a supprimé la femme ; là peut-être est la raison qui l’a rendue impropre à la vie dramatique, il lui manque l’éternel féminin. Étant donné ce double courant, il en résultera qu’elle sera diversement et arbitrairement jugée par les uns et par les autres. Cette force supérieure, qui l’aide à vaincre, nous l’attribuerons, nous Français, à sa mission providentielle, tandis que les Anglais crieront à la sorcellerie, à l’enfer, à la possession démoniaque ; et qui sait s’il n’arrivera pas un moment où