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est aujourd’hui soumise à un assaut formidable, tel qu’on n’en a jamais vu dans l’histoire, parce que l’esprit humain et les sociétés humaines n’ont jamais joui d’une telle liberté. Il semble donc que Dieu s’obscurcisse dans la conscience. De là à croire que cette idée ira toujours en s’affaiblissant et finira par s’éteindre un jour tout à fait, il n’y a qu’un pas. C’est cependant, selon nous, une radicale erreur. L’idée de Dieu, pendant des siècles, a été le patrimoine des pauvres, des humbles, des ignorans ; c’étaient les gens d’esprit qui, par haine de la superstition, devenaient athées. Dès qu’on s’est aperçu qu’il y avait là une sorte d’aristocratie, et que c’était sortir du commun que de cesser de croire en Dieu, tout le monde a voulu être athée, comme tout le monde veut être bachelier. Quelques-uns mêmes, s’apercevant que cela devient commun, se sont mis à crier plus fort que les autres et à blasphémer courageusement contre quelqu’un qui n’existe pas. On ne peut dire jusqu’où ira ce mouvement de négation et de critique ; mais il aura inévitablement son mouvement de retour. Ceux qui dans une société croyante étaient athées redeviendront théistes dans une société athée : ils recueilleront la succession des idées religieuses. Ils comprendront l’essence divine de la pensée, ils comprendront quelle plate philosophie, quelle plate société, quelle science plate et inutile que celle qui n’a pas d’étoile. De même que dans les beaux-arts, la foule des naturalistes encombrera les expositions vulgaires, tandis que quelques natures distinguées et hautes persisteront à garder le feu sacré du grand art ; de même, tandis que la foule servile se précipitera vers le positivisme, le déterminisme, le matérialisme, les penseurs élevés reviendront de la science à la métaphysique, et de la métaphysique à la philosophie divine, qui est la source de tout. Ce seront alors les gens d’esprit qui croiront en Dieu : mais la même loi d’imitation qui a fait descendre l’athéisme dans les foules y fera descendre également les idées religieuses épurées. C’est pourquoi nous ne craignons pas la liberté de penser : nous désirons qu’elle épuise le plus tôt possible toute sa fougue, et qu’elle se dévore elle-même pour retourner à son principe sans lequel elle n’est rien. On voit que nous ne sommes pas au nombre des découragés et des désespérés : nous aimons les idées ; nous n’avons pas peur d’elles ; ce seront elles qui travailleront pour nous.


PAUL JANET.