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s’oppose-t-il à un non-moi ? Quel est ce non-moi ? Est-ce le monde ? Le monde a donc une réalité égale à celle de Dieu. Il lui fait donc équilibre. Est-ce au moi fini que s’oppose le moi infini ? Eh quoi ! je fais équilibre à Dieu ! Il me pense comme je le pense : il m’oppose à lui comme je l’oppose à moi, comme je m’oppose à mes semblables ! Tout cela est dualisme. Cela serait vrai dans l’hypothèse d’une matière coéternelle à Dieu : ce n’est pas vrai dans la doctrine du Dieu unique. Concluons que Dieu n’est pas une personne, mais qu’il est l’essence et la source de toute personnalité ; il est ce qui rend la personnalité possible ; il n’est pas impersonnel, mais il est suprapersonnel.

Nous en dirons autant des attributs humains que nous transportons en Dieu par induction en les élevant, dit-on, à l’infini. Mais, par là même, nous leur ôtons tout ce qui les rend accessibles et intelligibles pour nous. Quand nous parlons de l’intelligence divine, nous en retranchons les sens parce que Dieu n’a pas de corps, l’imagination parce qu’il n’a pas de sens, la mémoire et la prévision parce qu’il n’est pas dans le temps, l’abstraction, la généralisation et le raisonnement parce qu’il voit tout d’un seul coup, enfin le langage, parce qu’il n’a pas besoin de signes pour s’entendre sur lui-même. Quand nous parlons de la liberté divine, nous en retranchons le pouvoir de faillir et même le pouvoir de choisir ; quand nous lui attribuons l’amour et la bonté, nous en retranchons la douleur sans laquelle il est bien difficile de concevoir la pitié : non ignara mali. Ainsi, tous ces attributs ne peuvent se retrouver en Dieu que transfigurés ; ils y sont en essence et en vérité, mais sous une forme qui nous est incompréhensible et inconnue. N’est-ce pas là, après tout, la conception que Fénelon lui-même se fait des attributs divins, et avons-nous le droit d’être plus exigeant que Fénelon ? « Je me représente cet être unique, nous dit-il, sous différentes faces, c’est-à-dire suivant les divers rapports qu’il a avec ses ouvrages : c’est ce qu’on nomme perfections ou attributs. Je donne à la même chose divers noms, suivant ses divers rapports extérieurs ; mais je ne prétends point, par ces divers noms, exprimer des choses réellement diverses… Cette distinction des perfections divines n’est donc rien de vrai en lui… mais c’est un ordre et une méthode que je mets, par nécessité, dans les opérations bornées et successives de mon esprit, pour en faire des espèces d’entrepôts dans ce travail, et pour contempler l’infini à diverses reprises, en le regardant par rapport aux diverses choses qu’il fait hors de lui. » C’est en conformité avec cette doctrine que nous écrivions, dans nos Causes finales, ces paroles que M. Vacherot veut bien citer : « Nous avons trop le sentiment des limites de notre raison, pour faire de nos conceptions humaines la mesure de l’absolu. » Mais nous