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entamé à l’avance. Dans son embarras et sur mon conseil, je crois, il alla se confesser à notre ambassadeur, et j’ai plaisir à constater, à l’honneur de M. de Chateaubriand, que le conseil n’avait pas été mal donné. A peine mon ami, M. de ***, avait-il, en effet, exposé son cas piteux : « Pardine ! jeune homme, vous êtes un garçon qui a vraiment de la chance. — Je ne trouve pas, monsieur l’ambassadeur. — Si, si, je vous le répète, vous avez de la chance, beaucoup de chance. Si vous étiez venu hier me demander ce service, — car c’est de vous avancer une dizaine de mille francs qu’il s’agit, n’est-ce pas ? — cela m’aurait été, malgré mon bon vouloir, de toute impossibilité. Si, au lieu d’aujourd’hui vous fussiez venu demain, la bonne volonté aurait encore été la même, mais l’argent aurait probablement fait défaut. Le hasard fait, au contraire, — voilà votre chance, — que je viens de toucher ce matin le trimestre de mon traitement d’ambassadeur. Je vais écrire à mon banquier de tenir dix mille francs à votre disposition. Vous écrirez à M. votre oncle. Il ne serait pas un oncle s’il ne payait pas vos dettes de jeu. Dites-lui que telle est ma façon de penser ; au reste, je le lui ferai savoir. Allez, heureux jeune homme, et ne jouez plus, si vous pouvez ! »

Avec ces généreuses manières d’agir qui lui étaient habituelles, on devine que M. de Chateaubriand devait se trouver souvent dans de grandes difficultés pécuniaires. Les choses m’ont fait l’effet de se passer à l’ambassade en matière de comptabilité ainsi que M. de Chateaubriand venait de l’indiquer à mon ami. Il y avait à l’ambassade comme un sac d’argent habituellement ouvert, où tout le monde puisait comme s’il était intarissable : M. de Chateaubriand, d’abord, pour satisfaire ses goûts fort divers, Mme de Chateaubriand elle1-même, quoique avec plus de mesure, pour se passer quelques fantaisies de dévotion, et Hyacinthe Pilorge, le secrétaire intime, pour se payer d’autres fantaisies auxquelles la dévotion n’avait, je crois, nulle part. Quand le sac était vidé, c’était un jeûne général. Hyacinthe Pilorge criait misère, et je me souviens de l’avoir ouï se vanter, par plaisanterie probablement, d’avoir tordu le cou au perroquet favori de Mme de Chateaubriand, afin de le vendre à un empailleur et d’en donner le prix à quelque joli modèle de la villa Médicis.

M. de Chateaubriand, ainsi que je l’ai indiqué, a quelque peu induit le public en erreur dans ses Mémoires d’outre-tombe, et ne laissait pas de surfaire singulièrement les choses, dans ses dépêches au ministère des affaires étrangères, quand il se représentait comme ruiné par le faste de sa représentation à Rome. Ruiné, il l’était déjà avant son départ de Paris, car l’une des clauses de son acceptation d’une ambassade, alors qu’il Aspirait à la place de