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de gauche, a demandé et obtenu la suppression de quelques passages qui la concernaient et dont il n’est pas, en effet, resté trace dans les Mémoires. Voici comment les choses se sont passées.

Mme Récamier était liée avec une amie de ma mère, Mme Letissier, dont le mari avait été député sous la restauration et l’un des plus zélés partisans du ministère de M. de Villèle. Elle était personne de mérite et de tact, non dépourvue de goûts littéraires, recevant dans son salon quelques-unes des célébrités littéraires de l’époque, entre autres M. Ballanche, M. de Lamartine, etc., mais avant tout femme du monde et de la meilleure compagnie. Ce fut à elle que l’amie de M. de Chateaubriand s’adressa pour savoir si, dans les feuilles manuscrites qu’il venait de lui communiquer, il n’y avait pas quelques passages dont il serait à propos de lui demander le sacrifice. La question était délicate à trancher ; Mme Letissier consulta le fils d’un député, ami de son mari, M. de Ronchaud, qui est aujourd’hui directeur des musées et dont je tiens ces détails. Sur le texte même des passages supprimés, ses souvenirs ne sont pas demeurés très précis. Il se rappelle seulement que, parlant de sa première rencontre avec Mme Récamier, M. de Chateaubriand avait écrit cette phrase : « Je l’avais trouvée languissamment étendue sur une chaise longue, et je me suis demandé, en la quittant, si j’avais vu la statue de la pudeur, ou bien celle de l’amour ? » Ailleurs, il était question de soirées passées à la campagne sur la terrasse d’un château dont les escaliers conduisaient à un bois plein d’ombre et de mystère, où, loin de tous les regards, on s’était promené bien avant dans la nuit avec la divine enchanteresse. Tout cela était en somme assez innocent, nullement scabreux et n’était point de nature à beaucoup compromettre la légende immaculée qui est attachée à la mémoire de l’aimable hôtesse de l’Abbaye au bois. Ce qui est peut-être un peu singulier, c’est qu’elle ait cru devoir prendre l’avis d’une amie sur l’un de ces cas particulièrement réservés où les femmes préfèrent d’ordinaire se décider par elles-mêmes.

Mais je viens encore, comme il m’arrivera souvent, de laisser vagabonder ma plume, et j’ai hâte de revenir au moment où je partis avec mon père pour aller prendre possession, à Rome, de mes fonctions d’attaché.

Mon père, pensant avec raison que j’aurais plus d’une fois dans ma vie l’occasion de traverser les Alpes, avait décidé que nous prendrions au départ, la route de la Corniche et que nous reviendrions par le Splugen, parce que ces deux voies de communication avec la péninsule étaient les plus pittoresques, et celles que la plupart du temps un voyageur un peu pressé hésiterait à prendre. En 1828, c’était une nouveauté de pénétrer en Piémont par la