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leur secours, elle exprimerait avec la même précision les plus délicates nuances des idées ou des sentimens. Hélas ! à la représentation des Maîtres-Chanteurs, nous avions pour nous, j’allais dire contre nous, paroles, musique, décor, pantomime et, vous le savez, nous n’avons pas tout compris. Nous pouvons, dites-vous, tout mettre en musique. Mais il y a des choses qui ne se mettent pas en musique : la grammaire, la table des logarithmes ou les leges tabulaturæ.

Enfin, est-ce la vérité que cet autre élément du système wagnérien, la subordination des voix aux instrumens ? Faut-il placer, comme disait Grétry, la statue dans l’orchestre et le piédestal sur la scène ? Faites plus alors : baissez le rideau. Aussi bien vos pièces insipides et vos chants discordans nuisent parfois à l’intérêt de votre accompagnement. Baissez le rideau, fermez le théâtre, ne faites plus que de la musique symphonique. La musique dramatique n’est pas votre affaire, et vous, qui prétendez la renouveler, vous finiriez par la détruire.

Non, votre art n’est pas plus vrai que le nôtre, mais il est plus laid. Cette musique des Maîtres-Chanteurs n’est pas seulement ennuyeuse, elle est laide. Elle manque à toutes les lois du beau tel que nous le comprenons. Une comparaison donnerait peut-être aux gens qui ne sont pas musiciens l’idée d’une partition de Wagner. Qu’ils s’imaginent un livre de trois cents pages. Le livre se divise en trois chapitres, et c’est la seule division. Ni paragraphes, ni ponctuation ; pas un alinéa, pas un point ni une virgule.

Les wagnériens ont raison : on ne peut juger que par l’ensemble une œuvre de leur maître, mais on peut la juger différemment. Des fragmens de Wagner sont parfois sublimes, un opéra tout entier est accablant. Wagner a remplacé les duos, les trios, les ensembles clairs et définis par une déclamation qui semble notée à l’aventure, par une mélopée insaisissable. Il a détruit plus que la formule : la forme elle-même. Deux choses capitales manquent à cette musique : le rythme et la tonalité. L’un et l’autre changent parfois à chaque mesure. De là pour l’oreille et pour l’esprit une inquiétude constante. Il faut de l’inattendu, mais pas à ce point. Presque toujours avec Wagner l’idée tourne court et la phrase aussi. La pensée est hachée et le style haletant. Une heure durant, la mélodie se brise, les cadences se dérobent ; rien ne se développe, rien ne conclut. Comme il est vrai que cette musique ne commence pas, qu’elle ne finit pas non plus, mais qu’elle dure ! Elle dure longtemps, hélas ! Elle est impitoyable ; elle vous tient et vous tenaille. On ne peut fuir l’orchestre déchaîné, les violons dont l’archet mord les cordes, les pesantes gaîtés du basson, les voix tourmentées, torturées, la complication et l’enchevêtrement de cette polyphonie terrible. L’ennui fait place à la fatigue, à la pénible sensation que donne la laideur ; puis vient l’agacement, presque l’exaspération.