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matière à trafic ; en faisant partout coïncider les états avec les peuples et calquant les frontières des uns sur l’étendue des autres ; en proclamant pour chaque nation la faculté de se régir à sa guise ; en reconnaissant aux petits comme aux grands le droit à l’autonomie et à l’intégrité nationale. De l’égale liberté des nations devait, semblait-il, sortir la fraternité des peuples.

Quelle est la valeur pratique de ce principe nouveau ou de cette récente formule ? Question compliquée et délicate que nous n’avons pas à trancher ici. Il nous suffira de remarquer qu’en proclamant le droit national, l’on avait omis de le définir. On avait oublié de s’entendre sur ce qu’est une nation, sur les caractères et les élémens constitutifs de la nationalité. De là une première raison des déceptions apportées au monde par un principe qui lui apparaissait comme essentiellement libérateur, essentiellement pacificateur[1].

La nationalité, suivant les intérêts des divers peuples ou des divers gouvernemens, a été comprise d’une manière diverse : les uns la faisant consister dans la race, les autres dans la communauté des traditions, ceux-ci dans la langue, ceux-là dans les frontières dites naturelles, en sorte qu’oubliant le droit des peuples et le véritable point de départ du nouveau principe, négligeant le libre consentement des intéressés qui en faisait la valeur morale, on en a concurremment appelé, pour décider du sort des populations et des limites des états, à l’ethnographie, à la philologie, à l’histoire, à la géographie. Entre les différens facteurs qui peuvent contribuer à former une nation, chacun a choisi le plus favorable à ses ambitions. L’on a vu des peuples rivaux réclamer simultanément les mêmes contrées au nom du même principe, chacun invoquant, pour soutenir ses droits nationaux, une science suspecte, et au besoin une érudition non moins pédante et non moins complaisante que celle des anciens généalogistes chargés de procurer des titres aux convoitises des princes. Ainsi entendu, ainsi faussé, le droit de nationalité, fondé arbitrairement sur la langue, la géographie ou l’histoire, sans se préoccuper de la conscience nationale, s’est pour ainsi dire retourné contre lui-même. Le principe d’où l’on attendait la réconciliation des peuples est devenu un nouveau ferment de guerre et un nouvel agent d’oppression. Il a ramené hypocritement l’Europe au vieux droit de conquête, en colorant les entreprises du vainqueur de prétextes comparables aux anciennes prétentions dynastiques, appuyées sur de confuses généalogies ou des chartes obscures. On l’a vu, dans le Slesvig du nord comme dans l’Alsace-Lorraine, fournir

  1. Voyez, un Empereur, un Roi, un Pape ; Napoléon III et la Politique du second empire, ch. II.