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théoriques et les solutions rationnelles dont son enfance avait été nourrie. Loin de là ; en digne fille du libéralisme, en digne héritière de la révolution, la démocratie est, conformément au génie paternel, demeurée, à travers tous ses emportemens, éprise des maximes abstraites et absolues du rationalisme politique. Avec le manque de mesure de la jeunesse, elle a même, à cet égard, renchéri sur le libéralisme ; mais, des deux idées fondamentales sur lesquelles reposait ce dernier, elle a tendu à faire prévaloir l’une aux dépens de l’autre. Toute la théorie du libéralisme moderne se résumait dans les deux mots de liberté et d’égalité : la démocratie s’est fait gloire de la conserver ; mais, sans bien s’en rendre compte, elle a renversé l’ordre des deux termes de la formule et s’est attachée de préférence au second. La notion de liberté est pour elle passée au deuxième rang, ou, ce qui revient au même, elle l’a entendue d’une tout autre manière, dans un sens grossièrement positif, réaliste, matériel, dans un sens plus économique que politique, comme l’affranchissement du joug de la pauvreté et du travail. Il s’est trouvé que, dans les masses, le besoin de liberté, qui répond aux plus nobles instincts de l’esprit, était moins fort que le goût d’égalité qui flatte les moins nobles. Il s’est trouvé que ces deux idées, qui de loin paraissaient connexes, que ces deux sœurs jumelles, qui semblaient se devoir prêter un mutuel appui, ne faisaient pas toujours bon ménage et que, lorsqu’il fallait faire un choix entre elles, le peuple ne se portait pas du côté de la liberté. Il s’est trouvé, en un mot, que, dans le programme du libéralisme moderne, comme dans la révolution française, il y avait une sorte d’antinomie qu’ont fait apparaître les bouleversemens du siècle, si bien que le nom même de libéralisme, conservé par les partis comme une devise ou une enseigne, a souvent pris dans la langue courante un sens équivoque : la notion de liberté s’étant affaiblie ou défigurée, libéral n’a pas toujours signifié ami de la liberté.

Par rapport au libéralisme, la démocratie peut être envisagée comme une force perturbatrice. Elle a été pour lui une cause de perversion, un principe de déformation ; elle l’a détourné ou fait dévier de sa route ; elle en a simultanément outré et mutilé les doctrines ; elle en a altéré et dénaturé les résultats. Or, plus les états se sont engagés dans les voies du libéralisme et plus la démocratie a pris chez eux d’ascendant, plus par là même les maximes du libéralisme théorique sont exposées à être corrompues et défigurées. Le libéralisme aboutissait en quelque sorte à s’user ou à s’affaiblir par ses victoires, à se fausser, à s’altérer lui-même en grandissant, sous l’action dissolvante des forces populaires, qu’il mettait fatalement en jeu. Cette évolution, cette espèce de déformation ou de péjoration a d’autant plus d’importance que le développement