Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 69.djvu/412

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Russes : il ne s’est jamais trouvé d’espion parmi eux. Le traître est mis à mort par sa tribu sans aucune forme de procès, sa famille chassée et ses biens détruits, car la trahison est considérée ici comme le plus grand crime.

De Kizil-Arvat à Kodch, la route est d’une monotonie désespérante, à Artchman, nous campons au bord d’un ruisseau dont l’eau a un goût sulfureux très prononcé ; on me montre le tombeau d’un saint guérissant les maladies cutanées. Les monceaux de loques déposées en ex-voto par les fidèles autour de ce lieu attestent la vertu bienfaisante du saint ou plutôt de la source sulfureuse. A mesure que nous avançons, les montagnes à notre droite, auxquelles les Russes ont donné le nom de Kopet-Dagh, deviennent plus escarpées ; à notre gauche, nous avons la plaine immense, les sables sans fin ; les forteresses se présentent plus voisines les unes des autres. Nous traversons des plaines ouvertes, dans lesquelles, aux yourtes, ont succédé des logemens construits en briques ou en terre durcie au soleil ; ce sont, comme Ghéok-Tépé, des aouls dont les habitans restaient sur place toute l’année pour cultiver les grands jardins clos de murailles et garantir la contrée contre les attaques des Kourdes des montagnes, qui parfois arrivaient en grand nombre piller dans l’Akhal. L’intérieur de ces lieux fortifiés, s’ils sont habités, est occupé, soit par des kibitkas en feutre, en tout semblables aux yourtes des Kirghiz, sauf que le toit est moins conique, soit par les habitations des tchomrys, huttes en terre carrées ou rondes, recouvertes de feutre ou de paille: on y voit aussi des kibitkas dont les parois sont en roseaux.

Rien de plus gai que l’intérieur d’une forteresse tekkée. Nous sommes aux premiers jours de janvier, et les champs commencent à verdir; au milieu de la journée, le soleil est chaud, et je m’établis de préférence, quand je fais une halte, sur des tapis qu’on étale devant les yourtes ; celles-ci, bien alignées, forment des rues. Attachés à des piquets, les chevaux, recouverts de leurs épaisses couvertures, regardent de leurs grands yeux intelligens tout ce qui les entoure ; les lévriers turcomans, dans leurs poses gracieuses, se chauffent au soleil, et, devant les yourtes, les jeunes filles et les femmes travaillent à leur ouvrage de tapisserie. Pour satisfaire leur curiosité native, elles trouvent toujours moyen de se rapprocher de notre groupe; les prétextes abondent : c’est un agneau qui s’est écarté et qu’il faut chercher, c’est un enfant à prendre dans les bras, etc.; elles savent s’asseoir avec une grâce charmante, et chacun de leurs mouvemens est empreint d’une noblesse innée. Et dire que cette foule si calme et polie, qui écoute avec tant de déférence et d’attention mes récits, est formée par ces terribles massacreurs dont l’apparition subite glaçait d’horreur tout ce qu’ils approchaient !