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Le sentiment de pitié paraît manquer entièrement au Turcoman : l’esclave n’est, à ses yeux, qu’une marchandise ; sa barbarie et sa cruauté ne connaissent pas de bornes. Des esclaves transportés de Sarakhs à Merv disent avoir parcouru ce chemin sans nourriture; c’est tout au plus si une gorgée d’eau leur était donnée lorsqu’ils tombaient d’inanition. Le retour des alamanetchiks, annoncé à l’avance par une estafette, donnait lieu à des réjouissances; tous les habitans de l’aoul venaient au-devant d’eux pour admirer plus tôt ces guerriers courageux et leur riche butin.

M. Vambéry rapporte (il y a vingt ans de cela), qu’au retour d’une alamane, un jeune Turcoman ayant raconté ses exploits aux habitans de l’aoul, tous le suivirent pour voir ses prisonniers ; Vambéry en fit de même et voici ce qu’il vit : « Au milieu d’une tente se trouvaient étendus deux Persans, pâles, couverts de sang et de poussière dont on enferrait les membres; les fers de l’un étant trop étroits, le Turcoman y faisait entrer ses chevilles de force sans s’inquiéter de ses cris déchirans. Dans un coin, deux enfans tremblans étaient assis à terre, regardant tristement le Persan torturé, car c’était leur père ; ils avaient bien envie de pleurer, mais les regards terribles du brigand les en empêchaient. Une jeune fille de quinze à seize ans, les cheveux en désordre, les vêtemens déchirés et couverts de sang était accroupie dans un autre coin et sanglotait. Quelques Turcomanes, poussées par la curiosité, lui demandèrent si elle était blessée : « Je ne suis pas blessée, répondit-elle en pleurant; ce sang est celui de ma bonne mère. » Elle raconta ensuite comment elle avait été mise en croupe sur le coursier de son ravisseur pendant que sa mère devait suivre à pied, attachée à l’étrier. Après une course d’une heure, sa mère, épuisée, s’affaissa sur le sol ; le Turcoman essaya d’abord de ranimer ses forces à coups de fouet ; n’y réussissant pas et ne voulant pas rester en arrière, il tira son sabre et lui abattit la tête ; le sang, jaillissant, avait éclaboussé la jeune fille, le cheval et le cavalier. » Et, pendant que ceci se passait dans la tente, les parens du brigand étaient occupés au dehors à examiner le butin ; les matrones palpaient avidement les ustensiles de ménage, les enfans sautaient autour de ces dépouilles, dont ils s’affublaient en riant.

Si, jusqu’à la conquête de Khiva, l’alamane et la vente des esclaves produisaient la richesse dans les aouls, l’année 1873 mit fin à cet état de choses; ne pouvant plus vendre leurs prisonniers, les Tekkés se contentaient de les maltraiter pour obtenir une forte rançon. Depuis l’occupation de l’Akhal par la Russie, la population paisible et laborieuse du Khorassan est débarrassée de ce fléau. La prospérité renaîtra dans ces belles contrées, et quand les Saryks et