Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 69.djvu/379

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que la conscience de relations, de différences tranchées, de changemens et de mouvemens ; conséquemment elles tiennent de la nature affaiblie et superficielle des signes ou symboles ; les émotions, au contraire, sont des états généraux et profonds, des termes réels dans la conscience et non des rapports : elles sont donc autrement difficiles à reproduire qu’une simple esquisse de nature intellectuelle. Enfin on a tort de ne pas distinguer, dans cette question, les émotions physiques et les émotions morales. Autant les premières sont difficiles à reproduire, autant les secondes se renouvellent aisément quand on se remet par la pensée dans le même courant d’idées : c’est qu’ici ce sont les idées mêmes qui produisent les sentimens.

Un autre problème, voisin du précédent (et qui n’est pas de moindre importance dans la question du bonheur humain), ce serait de savoir si les douleurs laissent plus de traces et se rappellent plus aisément que les plaisirs. M. Maudsley répond négativement, M. Sergi affirmativement. Selon M. Maudsley, les peines se renouvellent moins aisément dans l’imagination que les plaisirs, parce qu’elles impliquent une désorganisation, un trouble de l’élément nerveux ; de plus, M. Maudsley remarque que, dans un organisme sain, il y a une disposition spéciale au plaisir ; le plaisir doit donc, reparaître plus aisément dans la mémoire que les peines, à intensité égale. Ici encore, selon nous, il faudrait distinguer les émotions physiques et les émotions morales. Le mal physique est bien vite oublié, mais la souffrance du cœur, combien elle est vivace ! C’est qu’ici encore les conditions des souvenirs sont des idées toujours présentes et renouvelables, non une perturbation passagère de l’organisme. Les mêmes pensées reproduisent le même orage intérieur.


Après avoir vu la formation de la mémoire, voyons-en la dissolution : le mécanisme qui produit l’oubli sera la contre-épreuve du mécanisme qui produit la conservation des idées. S’il est vrai, comme nous l’avons dit, que l’émotion et la réaction motrice soient les deux « facteurs » de la mémoire, ils devront disparaître en dernier lieu du souvenir ; or, c’est ce qui nous paraît ressortir de cette loi des amnésies indiquée par M. Spencer et par M. Maudsley, et que M. Ribot, dans son savant livre, a mise en pleine lumière. Dans le cas de dissolution générale de la mémoire, la perte des souvenirs suit une marche invariable : d’abord disparaissent les faits les plus récens, puis les faits moins récens[1]. Ensuite s’effacent les

  1. Un enfant tombe d’un mur, dit M. Ribot d’après Abercrombie ; revenu à lui, il sent que sa tête est blessée, mais ne soupçonne pas comment il a reçu la blessure.