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pour la survivance. Quels sont ceux au profit desquels se fait la sélection ? Nous conservons mieux le souvenir, soit de ce qui nous a ému fortement, soit de ce qui a provoqué de notre part une plus grande énergie de mouvement volontaire. Sur l’influence du mouvement volontaire ou de l’attention, tout le monde est d’accord ; mais la vraie difficulté porte sur l’autre condition de survivance dans la mémoire, c’est-à-dire sur l’émotion de plaisir ou de douleur : le rapport des émotions au souvenir donne lieu à de nombreuses discussions entre les psychologues. D’une part, en effet, l’esprit se représente moins aisément les émotions que les perceptions et idées ; d’autre part, il est certain que ce qui nous a ému reste plus longtemps dans le souvenir. Comment concilier ces deux assertions ? On pourrait reconnaître la vérité d’une théorie de la mémoire à la clarté avec laquelle elle expliquera ce double fait. Selon nous, dans ce problème délicat, il y a des distinctions nécessaires à établir. D’une part, il est très vrai que l’émotion sert à produire le souvenir. Pourquoi ? Parce que l’émotion seule provoque des mouvemens caractérisés, conséquemment ouvre aux courans nerveux des voies nouvelles. Qui pourrait oublier une vive joie ou une vive douleur ? Ce qui ne nous émeut en aucune manière, au contraire, passe à notre surface sans y laisser de trace. Mais, d’autre part, si l’émotion sert à produire le souvenir en ouvrant des voies à la réaction motrice, elle n’est pas cependant par elle-même facile à reproduire et à renouveler, ou du moins la reproduction en est extrêmement affaiblie. Ainsi, nous n’avons par le souvenir, comme le remarque M. Horwicz, qu’une très faible reproduction d’un mal de dents passé. On a même prétendu que nous n’avons réellement aucune reproduction mentale des émotions[1]. Cela est faux : on se figure très bien le mal de dents, la brûlure, le frisson produit par une eau glacée, le mal de tête, la peur, etc. Mais ce qui est vrai, c’est que la reproduction des émotions physiques est comparativement bien plus affaiblie que celle des perceptions, et voici l’explication que nous en proposerions pour notre part. En premier lieu, par cela même que la mémoire consiste en voies nerveuses plus faciles qui se sont établies dans le cerveau pour aboutir à des mouvemens, le souvenir d’une peine trouve des voies toutes tracées qui ne permettent pas à la peine même (πόνος) de se reproduire. En second lieu, l’excitation violente du premier instant manque au souvenir de la douleur, car ce souvenir n’est qu’une excitation produite par une image, non plus par un objet réel : aucune représentation d’un mal de dents ne peut faire vibrer les nerfs dentaires aussi vivement que le mal même. Enfin les perceptions ne sont, à notre avis,

  1. Voir Léon Dumont, Théorie scientifique de la sensibilité.