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des forces. » Nous admettons donc une sorte de darwinisme psychologique qui n’est pas sans analogie avec le darwinisme biologique. Il y a lutte et sélection dans les plaisirs et les peines, dans les émotions, dans les pensées, dans les états de conscience de toute sorte. Si l’on prend le mot d’idées au sens plus étroit de représentations ayant un objet, on peut dire que les idées, ayant presque toutes pour objets des genres et des espèces, animaux, hommes, Français, etc., sont elles-mêmes des espèces plus ou moins viables et stables. Ce mot même d’idée signifie espèce, εἶδος, species. Les lois de la mémoire et de l’association pourraient s’appeler des lois de sélection intellectuelle ; et il n’est pas moins intéressant de savoir comment survivent et revivent les idées que de savoir comment subsistent les individus ou les espèces dans la lutte pour l’existence.

Quelles sont donc les lois qui conservent nos idées et les font revivre à un moment donné ? — Impossible de s’expliquer cette conservation et cette reproduction des idées quand on se les représente comme purement spirituelles, sans relations avec le mouvement et avec la force motrice. On est alors obligé de les concevoir comme subsistant dans l’esprit même, dans l’âme, sous une forme inconsciente ; mais comment une idée, dont toute l’existence à nous connue consiste précisément à être un état de conscience, peut-elle être conçue comme inconsciente ? C’est là se payer de mots et donner pour solution d’un problème la traduction du problème sous une forme nouvelle : ce n’est pas une explication, mais une duplication de la difficulté. De plus, l’âme est par définition un être simple, et cet être prétendu simple devient dans la mémoire une sorte de réceptacle et de magasin, comme celui que saint Augustin décrit éloquemment, où l’on admet la présence « latente » des idées ; on introduit ainsi dans l’âme une multiplicité indéfinie d’images, on place en elle le pendant de toute la variété qui vient se peindre dans le cerveau : champs, maisons, villes, mers, ciel ; dès lors, à quoi bon surajouter un être nouveau qui n’est que le double de l’organisme ?

Ramenons donc les idées, de l’existence tout élyséenne qu’on leur attribue d’ordinaire, à une existence plus concrète et plus sensible. Les idées ne sont point détachées des organes, puisqu’elles enveloppent toujours des images, et que l’image est un retentissement ou un renouvellement plus ou moins affaibli de la sensation. On peut regarder la chose comme démontrée par la physiologie contemporaine : l’impression renouvelée occupe les mêmes parties du cerveau que l’impression primitive et s’y reproduit de la même manière. L’image a lieu dans les mêmes centres nerveux que la