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chambre avec l’expression foudroyante qu’elle redoutait tant, jeta sa lettre sur la table, et sortit sans dire un mot. Elle fut tuée du coup. Trois semaines après elle mourut de son cœur brisé, après avoir révoqué un testament par lequel elle instituait Swift son légataire, et avoir ordonné la publication de leur correspondance et de Cadenus and Vanessa. L’impression des lettres fut ajournée, mais le poème parut presque aussitôt et acheva de rendre la situation intenable. Plus furieux que repentant, Swift s’absenta pour laisser Stella se calmer. On dit, et nous n’avons pas de peine à le croire, que de ce moment il n’eut plus de paix ni de bonheur. La patience de Stella avait été poussée à bout, et ses plaintes, pour être gémissantes plutôt qu’aigres, n’en étaient pas moins pénibles. De plus en plus faible et malade, elle faillit mourir, une première fois, en 1726, pendant que Swift était à Londres. Elle expira le 28 janvier 1728, après de longues et cruelles souffrances. Swift n’était pas auprès d’elle. Il n’aimait pas à voir mourir, et puis c’était un dimanche, et il avait l’habitude de donner à dîner ce jour-là. Elle avait rendu le dernier soupir à six heures du soir, et il dut attendre jusqu’à onze heures, que ses hôtes partirent, pour se livrer à sa douleur. Il n’alla pas non plus à l’enterrement, afin de ménager sa santé. Après sa propre mort, on trouva dans sa cassette une boucle des cheveux de Stella, enveloppée dans un papier sur lequel il avait écrit : «Rien que des cheveux de femme. » On a tout vu dans ces mots : du cynisme, de l’indifférence, du désespoir, une philosophie profonde. Je serais disposé, pour ma part, à y voir un mélange de tout cela.


VII.

Le voilà donc seul, privé par sa faute des deux êtres qui l’avaient aimé. Il nous est permis de douter de ses remords ; nous ne devons pas douter de ses regrets : son égoïsme nous en est caution. La disparition des influences douces se fit promptement sentir. Tout ce qu’il y avait de bon en lui s’en est allé avec ses amies. Du Swift d’autrefois il ne reste qu’un vieillard irascible et dur, qui se croit persécuté par le sort et en veut de ses déboires au monde entier. Le bien qu’il fait à l’Irlande avec sa plume ne lui est pas une consolation, car la source n’en est pas dans le cœur. Les Irlandais ont beau lui faire fête, pavoiser la ville et sonner les cloches quand il revient de voyage, sa haine pour eux est devenue maladive. Volontiers il s’écrierait avec Sieyès, luttant, lui aussi, contre les « tyrans » : — « J’en veux à la lâcheté, à la bassesse des victimes, je les méprise ; je vois qu’elles ne souffrent pas tout ce qu’elles méritent,