Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 69.djvu/352

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les héros de l’antiquité et sur les lois des différens peuples, la déclaraient ennuyeuse. Les belles dames lui trouvaient l’air provincial. Philaminte l’aurait goûtée ; Henriette aurait préféré s’entretenir avec Stella, qui, avec autant de fond, mettait moins son savoir en avant.

Malgré la pointe de pédantisme qui effrayait, la beauté et la fortune de Vanessa lui attiraient de nombreux adorateurs. Elle, qui ne faisait cas que de la science et de l’esprit, resta insensible, retranchée derrière « les Morales de Plutarque » jusqu’au jour où le destin lui amena un docteur déjà barbon, mal vêtu et « saluant gauchement, » mais « vieilli dans la politique et dans le bel esprit, la terreur et la haine de la moitié de l’humanité, » Swift, en un mot. Vanessa se sentit à l’instant étrangement troublée. L’aimable fille rêvait d’un « amant, » comme on disait alors, « qui l’adorât et l’instruisît en même temps, » et le hasard lui envoie l’écrivain de génie dont le nom est dans toutes les bouches. Elle lui demande ses vers, « reçoit le trait en les lisant » (quelle revanche sur Dryden !) et c’en est fait de son repos; elle le voit jeune, charmant, ne peut se lasser de contempler ses beaux yeux et d’écouter la musique de sa voix. Pour achever de remplir le programme, elle se fait donner des leçons par lui, et l’élève émerveille le maître par la vivacité de son intelligence et la rapidité de ses progrès. Swift assure qu’il ne vit rien. Il lui était agréable d’être le maître d’une jolie fille qui comprenait tout et qui avait le bon goût de le trouver un grand poète. Il aimait à causer avec Vanessa de ses travaux et des nouvelles du jour, sur d’éveiller un écho, quel que fût le sujet touché, sûr aussi que tout ce qu’il ferait et dirait serait admiré, tandis que Stella n’avait pas entièrement abdiqué le droit de critique. Il se plaisait à voir ce feu, cet intérêt passionné aux affaires publiques et aux lettres, contrastant avec la réserve de l’amie de Dublin. Il était, d’ailleurs, à l’en croire, trop novice en amour pour s’apercevoir de quoi que ce fût : « Cadenus, écrivait-il douze ans après avoir fait venir Stella auprès de lui en Irlande, Cadenus avait toujours su garder son cœur; il avait soupiré et langui, juré et écrit, par passe-temps ou pour montrer son esprit,.. mais il n’entendait rien à l’amour. » Lascia le donne e studia la matematica, disait la courtisane vénitienne à Rousseau. Au lieu de ce bon conseil, qui n’aurait jamais été mieux placé, Swift reçut de Vanessa une déclaration dans les règles.

Il fut tout penaud. Que dirait Stella? Et ses principes, qui s’opposait à ce qu’il se mariât; qu’en ferait-il? Il essaya d’abord de tourner la chose en plaisanterie et vit ce qu’il en coûte d’incendier le cœur d’une femme éloquente. Vanessa lui fit un discours en plusieurs points, rempli « d’argumens d’un grand poids » et orné