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connais pas de gens comme ça : je ne dîne pas avec des pensionnaires. Que diable! Vous savez jour par jour, mieux que moi-même, avec qui j’ai dîné depuis que je vous ai quittée. « Il n’y a rien de plus compromettant que de se fâcher. Stella fit une seconde remarque. Swift mettait à présent le nom de la voisine, Mme Vanhomrigh, mais toutes les fois qu’il dînait chez elle, ce qui était fréquent, il se croyait obligé de donner une excuse. C’était tantôt la pluie, tantôt une commission, tantôt un mal de jambe qui l’empêchait de marcher, tantôt une invitation qu’il était impossible de refuser. Du reste, il s’y ennuyait beaucoup. Ces belles finesses éveillèrent décidément la jalousie de Stella. Elle tendit un piège à Swift, qui y tomba comme un benêt. Elle affecta, dans une lettre, de traiter ces voisines qui vivaient en garni de personnes « sans conséquence! » — « Comment! sans conséquence! » s’écrie Swift indigné. « On voit chez elles aussi bonne compagnie en femmes que j’en vois en hommes. Je rencontre chez elles toutes les souillons[1] de qualité de cette partie de la ville. Cette après-midi, j’y ai vu deux ladies Betty. » Stella savait désormais à quoi s’en tenir et elle commença à se moquer avec quelque aigreur des sermens de Swift, qui jurait toujours qu’il rêvait d’être auprès d’elle et qu’il était le plus malheureux des hommes, au milieu de tout son bonheur, « faute d’être où il voudrait être. « La suite prouva à Stella qu’elle avait deviné juste. Le Journal devint plus froid, et finit par subir de longues interruptions. Nous savons par Swift lui-même[2] ce qui se passait chez la voisine et pourquoi Stella était un peu négligée.

Mme Vanhomrigh était la veuve d’un riche marchand hollandais. Elle avait plusieurs enfans, dont deux filles. L’une de celles-ci, Hester, célébrée par Swift sous le nom de Vanessa, était, en 1711, une très belle personne d’une vingtaine d’années, blonde, la peau blanche et délicate, le visage enfantin, l’air doux et engageant. En même temps, une nature passionnée et un sérieux au-dessus de son âge. De fortes lectures, jointes à une pente naturelle, en avaient fait ce qu’on appelait alors un bel esprit. Elle était savante, parlait doctement et discutait politique avec les hommes. Les femmes qui venaient, selon l’usage du temps, assister à sa toilette, la trouvaient dans une chambre jonchée de livres, et assise devant son miroir un Montaigne à la main. Elle allait rarement à la comédie et aux promenades, méprisait les conversations frivoles et s’entourait d’hommes distingués. Les fashionables des deux sexes se vengeaient de son dédain en railleries. Les petits-maîtres, devant qui elle dissertait sur

  1. Le mot anglais a un sens plus énergique encore, mais les épithètes de ce genre, chez Swift, ne tirent pas à conséquence. Ce sont manières de parler gentilles, qu’il employait sans penser à mal.
  2. Cadenus and Vanessa, poème.