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ministre[1], sous prétexte de se délasser, remplaçait la politique par les jeux innocens; on jouait, par exemple, à compter les poules qu’on rencontrait, et le premier qui arrivait à trente et une avait gagné. Il se plaignait très haut de ce que, après qu’il avait annoncé urbi et orbi sa présentation à la reine, on le laissait se morfondre, sans se soucier de la prise donnée à la médisance. Il avait sur le cœur un billet de 50 livres sterling que Harley, content de ses services, lui avait un jour glissé dans la main; coup rude, en effet, pour un aspirant évêque. Néanmoins ses yeux ne s’ouvraient pas. Quand il arrivait à Windsor, après avoir compté toutes les poules de la route, et que les courtisans, persuadés qu’il venait de recevoir confidence des secrets d’état, lui faisaient place « comme si un duc passait, » il en croyait presque les courtisans et se pavanait. Il ne voyait pas la reine, mais, nous dit un vers adorable d’ingénuité, « il voyait ceux qui voient la reine. » Si les places n’arrivaient pas pour lui, il n’en avait pas moins un crédit réel, qu’il employait à rendre un nombre infini de services tout à fait désintéressés. Et si, en attendant les places, il se faisait beaucoup d’ennemis dans son métier, il s’en consolait en pensant que l’envie était la vraie cause de ces haines : « Swift, — c’est encore lui qui nous le dit en vers, — commettait le crime d’avoir de l’esprit;.. il marchait, et saluait, et causait avec trop de grâce. » L’idée que les ministres se servaient de lui et qu’il resterait Jonathan comme devant, lui traversait parfois l’esprit, mais sans s’y arrêter. L’orgueil, — même juste, — aveugle, et l’orgueil était ici aidé de la vanité.


V.

Stella attendait, en Irlande, le retour de son ami. Au commencement, l’idée du Journal la flatta et lui donna patience, d’autant que Swift annonçait toujours son prochain retour. Au bout de quelques semaines, elle fit une remarque. Swift s’était mis sur le pied de lui dire chaque jour où il avait dîné et avec qui. C’était une grave imprudence pour un papillon de son espèce. Le 8 octobre 1710, il se contenta d’écrire, négligemment et sans donner de noms : « Je ne savais où dîner aujourd’hui, à moins que de faire une grande course, en sorte que j’ai dîné avec des amis qui sont en pension près d’ici. » La phrase parut suspecte à Stella, qui demanda des renseignemens sur ces personnes « en pension dans le voisinage, chez qui (Swift) dînait de temps à autre. » Il répondit : « Je ne

  1. Harley avait été fait lord-trésorier et premier ministre.