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le morceau. Il « en récita une partie par cœur, puis il le donna à lire tout haut à un gentleman assis à la table, bien que toutes les personnes qui étaient là l’eussent déjà lu bien des fois. Lord Peterborough ne voulut pas permettre qu’un autre que lui-même le lût. Il le lut donc, et, à chaque vers, M. Harley me relançait pour me faire remarquer les beautés. » Quelques jours plus tard, Harley laisse échapper qu’il connaissait l’auteur du libelle, mais l’effet est produit et ne s’effacera pas. La vanité d’auteur a commencé à faire la roue ; il n’y a plus qu’à la laisser aller.

Aussi bien jouit-il de sa faveur avec une profondeur de joie qui désarme. Il avale l’encens officiel à pleine bouche. Il voudrait crier au monde entier : — C’est moi que les ministres appellent Jonathan. — « Sait-on en Irlande, écrit-il à Stella, ma grandeur chez les tories? Ici, tout le monde me la reproche, mais je me moque de ce qu’on dit. » Dans son ivresse, il a accepté d’essayer de rallier quelques-uns de ses anciens amis whigs, et il reste confondu de leur accueil glacé. Il ne peut se taire sur « l’ingratitude infernale » de Steele, et, quant à Addison, il lui battra froid jusqu’à ce que Addison lui « demande pardon. » C’est sans doute qu’on ne sait pas encore, dans le public, ce qu’il est et ce qu’il peut. Il commence à le prendre de haut avec les ministres. Il se fait désirer, il gronde, tyrannise; au moindre manquement, il exige des excuses. Que Saint-John et Harley n’aillent pas se figurer qu’ils l’auront à dîner toutes les fois qu’ils le voudront. Saint-John dîne trop tard ; s’il veut changer l’heure de son diner, il aura Jonathan ; sinon, non. Harley invite des gens qui l’ennuient ; qu’il le consulte sur les convives, ou qu’il ne compte pas sur lui. Surtout, pas de mauvaise humeur avec lui, il ne le supporterait pas. Saint-John et Harley acceptent tout, se soumettent à tout avec le respect qu’ont les ministres pour le journaliste sans lequel le cabinet tomberait demain. Ils ne se lassent pas de caresser, ils sont affectueux, humbles, obligeans, ils font les petites commissions de Swift et n’hésitent pas à reconnaître leurs torts à son égard. Swift ne doute plus une minute qu’il ne soit évêque le jour où cela lui plaira. Il sait même que ce sera en Angleterre, car jamais Harley et Saint-John ne pourraient se résigner à le laisser aller loin; la séparation leur coûterait trop.

Un homme aussi avisé aurait dû cependant être mis sur ses gardes par divers indices. Swift remarquait bien que le portier de Harley avait souvent consigne de l’évincer et que les ministres lui disaient surtout ce qu’il était nécessaire qu’il sût pour ses articles. Il ignorait moins que personne que lorsque « Harley, n’ayant pas honte de son choix, l’emmenait à Windsor en tête-à-tête dans son carrosse, » ce dont les courtisans mouraient de jalousie, le premier