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Guillaume d’Orange et sous le règne d’Anne. Jusqu’aux chiens et aux chats, disait Swift, se battent pour opinions politiques. Les whigs et les tories se disputaient le pouvoir. Swift était whig, bien que membre et partisan de la haute église. Il avait écrit un pamphlet whig[1] qui avait attiré l’attention sur lui. D’autres publications en vers et en prose, parmi lesquelles le Conte du Tonneau, avaient achevé de fonder sa réputation d’homme d’esprit et d’écrivain à redouter. Au commencement de 1708, il avait réjoui les badauds de Londres par une de ces farces qui font rire sur l’instant toute une ville et dont le sel s’évapore si vite qu’on est embarrassé pour les conter. Un savetier, nommé Partridge, s’était fait astrologue et vendait des almanachs contenant ses prédictions. Swift s’amusa à fonder une concurrence. Il prit le pseudonyme d’Isaac Bickerstaff et publia, à son tour, ses prédictions, dont la première était que Partridge, le faiseur d’almanachs, mourrait le 29 mars, à onze heures du soir, d’une fièvre maligne. Le 30 mars parut une lettre publique, racontant l’accomplissement de la prédiction et la mort de Partridge. Colère et réclamations du pauvre diable, riposte d’Isaac Bickerstaff, qui continue à soutenir que Partridge est mort et traite le réclamant d’intrigant.

Swift avait profité de ses séjours à Londres pour se créer des relations parmi les gens de lettres et dans le monde politique. Addison, Steele, Congreve, Prior, étaient ses familiers. Les whigs, en ce moment au pouvoir, le patronaient. Il était un homme en vue, un homme avec qui l’on compte, lorsque son idée fixe vint se jeter à la traverse. Un évêché vaquait (janvier 1708) ; il le demanda à l’un des chefs whigs, ne l’eut pas et écrivit à Dublin qu’il en avait mal au cœur de dégoût. Un second évêché devint vacant (1709) ; il le demanda à un autre chef whig et ne l’eut pas davantage. Il commença dès lors à faire des réflexions sur l’ingratitude de l’animal nommé whig, et cela le conduisit à découvrir qu’au fond il n’avait guère d’opinions politiques. Il était avant tout anglican, et un anglican whig est une anomalie que son esprit logique ne pouvait supporter plus longtemps. On s’est donné beaucoup de peine pour établir qu’il avait réellement eu, dans cette crise, son chemin de Damas politique, et que son changement de parti avait été la conséquence de convictions nouvelles, mais désintéressées. Par malheur pour la thèse, Swift y a mis moins de façons que ses biographes. Le 9 septembre 1710, il écrit bonnement à Stella qu’il vient de passer une heure et demie à s’indigner avec un lord de « la bassesse et de l’ingratitude des whigs, » et qu’ils ont « parlé trahison de tout leur cœur. » Il ajoute : «Je suis revenu chez moi roulant mes

  1. On the Dissensions at Athens and Rome (1701;.