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francs débauchés et de fieffés coquins, dont la conduite est décrite par Swift avec la crudité de langage qui oblige continuellement, pour le citer, à retrancher et à adoucir. Bref, ils allaient buvant, battant, jurant, hantant les mauvais lieux ; vrai gibier de potence et se valant tous trois. Pierre n’en devint pas moins un très gros bonnet, tant et si bien que la prospérité le rendit insolent et tyrannique et que Martin et Jack le quittèrent. Les tours de passe-passe de Pierre, le schisme des deux autres et la brouille entre Jack et Martin sont contés jusqu’au bout avec une verve cynique et un grand mépris de la propreté. Il faut avoir le génie de l’indécence pour réussir à parler théologie de façon qu’on ne puisse même sous-entendre le sujet de tel chapitre. C’est pourtant où nous en sommes avec Swift. Sa grossièreté est particulièrement désagréable parce que c’est la grossièreté d’un homme purement intellectuel, d’un tempérament froid, — c’est lui qui le dit, — et qui n’a jamais l’excuse de la grosse gaîté physique par laquelle sont entraînés la plupart des diseurs de malpropretés. Il y a une grande différence entre l’homme qui se laisse voir débraillé, après un souper trop gai, et celui qui se débraille à froid et savamment, dans son cabinet, avant d’ouvrir sa porte et de faire entrer.

Le reste de l’ouvrage est rempli par des fantaisies et des dissertations sur des sujets décousus, mais dont l’ensemble ne laisse pas grand’chose à détruire dans le monde. La religion sombre avec les religions. La science n’est que du vent ; « les mots ne sont que du vent, et la science n’est que des mots : ergo, la science n’est que du vent. » Ce que nous appelons bonheur, nous pauvres dupes, est en réalité « la possession perpétuelle d’être habilement trompé, » car tout ce qu’on ne voit pas à travers l’illusion est fané et insipide. La philosophie est un leurre. Il n’y a que trois manières de s’élever au-dessus des têtes de la foule : monter dans une chaire, sur l’échelle du gibet ou sur des tréteaux. La sagesse est peut-être une poule dont les gloussemens méritent notre attention et notre estime parce qu’ils annoncent un œuf; elle est peut-être une noix vide, qui vous casse les dents et ne vous donne qu’un ver. Le génie est une maladie du cerveau; une différence de quantité dans les vapeurs qui montent des parties inférieures du corps à la tête fait aussi la seule différence entre un Alexandre le Grand, un Descartes et un crétin. La même vapeur qui produit le génie produit la folie, deux effets semblables sous des noms divers ; en effet, les grands conquérans, les inventeurs de systèmes philosophiques et les fondateurs de religion ont invariablement été des hommes dont la raison « avait subi de grandes révolutions par l’effet du régime et de l’éducation, par la prédominance d’un certain tempérament, et par l’influence particulière de l’air et du climat. »