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singulier, qui ne savait ni se tenir, ni s’habiller, ni manger, et qui était incapable de l’apprendre : il mourut sans avoir appris à se servir de sa fourchette et de son couteau. Il avant le nez aquilin, les traits réguliers et nobles, mais tout cela était encore un peu maigre, un peu osseux. Le teint était brun. Les grands yeux d’un bleu clair, surmontés de sourcils en broussailles, tantôt rayonnaient d’intelligence et de malice, tantôt étaient froids et mauvais. La tournure était gauche et devait le rester. Le corps était possédé d’un grand besoin de mouvement; toutes les deux heures, Swift laissait là paperasses et encrier et s’en allait grimper en courant sur une colline voisine de Moor Park : « J’aurais sauté par-dessus la lune, » disait-il plus tard. Il conservera jusqu’à la vieillesse le goût des voyages à pied, avec couchée dans les auberges borgnes où une place dans un lit coûtait deux sous, un lit pour soi tout seul, avec des draps blancs, quatorze sous. Par intervalles, d’étranges accès d’étourdissement et de surdité indiquaient le germe d’un mal proche du cerveau. Il disait lui-même qu’il périrait par la tête.

Le caractère n’était rien moins que commode. Travaillé par les impatiences d’un génie qui sent obscurément sa force; souffrant du malaise que donne l’ambition sourde et encore inconsciente ; ayant une sainte ignorance, puis un saint mépris des règles mondaines et de l’étiquette ; prompt à l’impertinence et susceptible ; voyant tous les ridicules, pénétrant toutes les faiblesses, incapable de retenir sa langue ou sa plume et ne sachant pas en supporter les conséquences ; malheureux d’un regard froid du maître et en voulant aux autres de sa propre poltronnerie; délicieux dans ses bons momens, gai, câlin, éblouissant, pendu à toutes les jupes, faisant tourner toutes les têtes, et l’instant d’après ombrageux et inquiet; d’un bon sens prodigieux dans les affaires d’autrui et se conduisant dans les siennes en aveugle, il fut l’un des plus grands orgueilleux de l’humanité, des plus richement doués et, finalement, des plus cruellement joués par la fortune.

Il méprisait les femmes, mauvais signe à vingt ans, et il avait déjà commencé avec elles le manège qui lui amènera des catastrophes. Parfaitement sage de conduite, il avait toujours quelque siège en train, ne s’arrêtant qu’au moment où la place se rendait, mais alors s’arrêtant invariablement. On le croyait sans cesse à la veille d’épouser et, certes, jamais homme n’en fut plus éloigné. Il l’était au point que son aversion pour le mariage est devenue une façon de problème, que ses biographes se sont efforcés de résoudre par des considérations de divers ordres dans lesquelles nous n’entrerons pas, parce qu’il n’y a là que des hypothèses sans preuves décisives. Toujours est-il que, dès qu’il avait esquivé le dénoûment, il allait faire la cour à une autre. On possède une lettre qu’il a écrite à vingt-quatre