Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 69.djvu/330

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

il lisait n’importe quel passage de la Bible. » Swift avait d’abord écrit : « à deux ans. » Il eut un scrupule et se corrigea. La suite est assez obscure jusqu’aux années d’université. On sait qu’il était maladif, qu’à six ans l’oncle Godwin le mit en pension, et que presque aussitôt sa mère retourna vivre dans sa propre famille, en Angleterre. On sait aussi qu’il faut rapporter à la même époque un désappointement où il vit plus tard une prophétie. Il péchait à la ligne. Il avait pris un gros poisson et il allait mettre la main dessus quand le poisson retomba dans l’eau et s’échappa : « J’en suis encore vexé, racontait Swift devenu homme mûr, et je crois que c’était l’image de tous mes désappointemens futurs. » On verra, en effet, que l’anecdote de la pêche à la ligne résume toute la carrière de Swift.

A quatorze ans, il entra à l’université de Dublin. A l’en croire, il y travailla peu, fut refusé une première fois au baccalauréat pour « incapacité et insuffisance » et ne fut enfin reçu, le 15 février 1686, que par une manière de charité. La tradition ajoute qu’à partir de 1686 il fut continuellement puni, qu’en 1688, en compagnie de cinq camarades, il dut faire amende honorable, publiquement et à genoux, à l’un des doyens de l’université, et que c’est pour venger cette humiliation qu’en 1710, dans un libelle anonyme, il lança contre le même doyen des accusations graves. Ces divers incidens ont provoqué de nombreux commentaires chez les critiques. Il ne nous semble pas nécessaire de nous y attarder. Que Swift doive ou non partager avec un cousin du même nom la liste de méfaits et de punitions inscrite sur les registres de son collège, aucune gloire n’y est intéressée, puisqu’il ne s’agit que de ces peccadilles qui ne laissèrent jamais aucune ombre sur la réputation d’un jeune homme. Nous ferons seulement remarquer que le point incontestable de l’histoire étant l’attaque contre le doyen, puisque le libelle a été conservé, il est encore plus charitable de supposer que Swift a injurié son ancien maître par esprit de vengeance que pour le seul plaisir de médire.

Nous ne saurions davantage prendre au tragique les échecs universitaires de Swift. Il arrive à tout le monde d’être refusé au baccalauréat. Les examens ont même été inventés pour montrer à la jeunesse qu’il ne suffit pas d’avoir de la facilité. Fût-on destiné à écrire le Conte du Tonneau et Gulliver, si l’on ne travaille pas, l’on n’est pas reçu, et cela est juste. Des découvertes récentes ont d’ailleurs donné à penser que la scène accablante du deuxième examen, avec ses ignorances criantes, ses stupidités de candidat effaré, sa déroute finale et l’impression désastreuse produite sur les professeurs avait été, sinon inventée, du moins fort embellie par Swift vieillissant; il y a quelquefois autant d’orgueil à se rabaisser qu’à