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appris que vous veniez dans mon royaume, je veux vous y recevoir avec déférence et honneur. » Outre la demande habituelle d’armes et de munitions, Ben-Harach avait à soutenir une réclamation singulière. Les transfuges de Beni-Khelil, les réfractaires à l’autorité française qui avaient passé aux Hadjoutes et pris part à tous leurs méfaits, meurtres et pilleries, s’étaient adressés à l’émir pour obtenir du gouverneur un sauf-conduit à la faveur duquel ils seraient tranquillement venus moissonner leurs anciens champs et s’en seraient allés ensuite avec la récolte chez l’ennemi. Il fallut les énergiques représentations du général Trézel pour empêcher la délivrance du sauf-conduit, comme celle des armes, de la poudre, des mortiers et des bombes à destination de Tlemcen. Quelques grands des Douair et des Sméla, venus en secret à Oran, demandèrent à parler au gouverneur; il ne voulut pas les recevoir, même la nuit, prétextant qu’avant de leur pouvoir donner une réponse, il devait attendre les instructions du ministre de la guerre, et quand le général Trézel lui demanda ce qu’il y aurait à faire, dans le cas très probable où l’émir emploierait contre eux la force, il finit par dire, après avoir longtemps éludé : « Ne faites rien jusqu’à ce que je vous aie envoyé des ordres. » Le 10 juin, le comte d’Erlon se rembarqua pour Alger. Le 13, la crise éclata.

Des cavaliers de l’émir, sous la conduite d’El-Mzari, étaient arrivés chez les Douair et les Sméla, avec ordre de saisir les chefs rebelles, de les envoyer sous bonne garde à Mascara, et de ramener les deux tribus au sud de la Sebkha, dans la plaine de Mléta, au pied des montagnes. Aussitôt averti, le général Trézel eut sa résolution prise. « Il n’y avait point à Mers-el-Kébir, a-t-il dit, de bateau à vapeur pour porter rapidement cette nouvelle au gouverneur et me rapporter ses ordres. Devais-je, avant de les avoir reçus, m’opposer à l’enlèvement de ces tribus, ou voir anéantir, en les abandonnant, toute notre influence morale et blesser aussi gravement l’honneur de la France? L’avouerai-je? Lorsque, peu de jours auparavant, le comte d’Erlon avait terminé notre entretien en me disant de ne rien faire avant qu’il eût envoyé des ordres, ces paroles, qui me paraissaient dictées par un fatal système d’inertie, me donnèrent pourtant un moment de satisfaction ; je me sentais dégagé de la responsabilité des événemens que je prévoyais; mais aussitôt, honteux du sentiment d’égoïsme dont je venais d’être atteint, je n’hésitai pas à commettre mon avenir et ma réputation, si les circonstances m’en faisaient un devoir. »

Le 14 juin, il alla s’établir à Misserguine avec un bataillon de la légion étrangère et les chasseurs d’Afrique. Averti le lendemain qu’El-Mzari avait fait saisir son propre neveu Ismaël, l’un des plus