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parce que nous sentons avec eux; nous mesurons dans chaque rencontre où ils s’offrent à nous ce que chacune de leurs résolutions leur coûte; ou, inversement, nous redoutons avec eux les conséquences prévues de leurs résolutions et de leurs actes. N’est-ce pas la condition même de la sympathie ? ce que l’on a si souvent réclamé de nos naturalistes? ce qu’ils nous ont donné si rarement? et j’ose dire que la faute n’en est pas plus à leur incapacité naturelle qu’au vice intérieur de leur esthétique.

Je trouve une autre explication de cette puissance d’émouvoir dans la manière aussi de composer de M. Feuillet. La plupart de ses romans, en effet, et je pense, la plupart aussi de ses drames sont formés de deux parties de longueur très inégale, dans la première desquelles il met proprement le roman, et, dans la seconde, le drame. Aussi des critiques se sont-ils rencontrés pour lui reprocher, les uns, la longueur de ses préparations, et les autres, la soudaineté de ses coups de théâtre. Ceux-ci, dans Monsieur de Camors, par exemple, ont jugé que les péripéties de la deuxième partie se précipitaient un peu trop brusquement les unes sur les autres, et ceux-là, dans la Petite Comtesse, ont pensé que la chute arrivait trop vite pour avoir tardé si longtemps. J’ai entendu dire les mêmes choses de la Veuve et de l’Histoire d’une Parisienne. Je ne suis, pour ma part, de l’avis des premiers ni des seconds. La longueur des préparations est nécessaire à l’émotion. Que le lecteur y veuille bien réfléchir. Qu’est-ce qui nous empêche d’être vivement émus du spectacle d’un accident comme nous en voyons arriver tous les jours? C’en est la soudaineté même et, par conséquent, le manque de préparation. Nous apprenons qu’un homme vient de se tuer, ou même, du haut d’un pont nous le voyons qui se jette à l’eau; j’aime sans doute à croire que nous nous y jetons à sa suite ou du moins que nous ne nous épargnons pas pour essayer de le sauver ; mais pour être vraiment ce qui s’appelle émus, il faut que nous sachions les raisons qui le poussaient au suicide, ce que valent ces raisons, et pourquoi ces raisons qui, la plupart, n’empêchent pas un autre homme de vivre, de bien vivre, et même d’être heureux, ont jeté tout à l’heure à l’eau celui que l’on vient d’en tirer. Le fait divers tenait en deux lignes, l’explication en pourrait remplir un volume; et le fait divers ne sort de l’ordinaire, il ne prend des droits à notre intérêt qu’autant que l’explication nous en est d’abord donnée. Les catastrophes sont toujours brusques; c’en est même la définition, si nous entendons bien le mot : un accident soudain qui termine brutalement les choses. Ce qui est long, ce sont les causes qui amènent les catastrophes, et si l’on veut que la représentation ou le récit de la catastrophe nous émeuve presque autant ou même quelquefois plus que celui qu’elle accable, il faut que nous sachions dans quelles parties de son être, dans quelles fibres de sa sensibilité morale elle le