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ou morales, ou, si l’on aime mieux, dès qu’il était question de décrire quelque autre chose que le contour, le relief tout extérieur et l’écorce des choses. C’est au contraire dans l’expression de ce que le sentiment a de plus subtil que triomphe le style, souple et fort, pénétrant et délié, de M. Feuillet. Et lui aussi, l’auteur de Monsieur de Camors et de Julia de Trécœur, il eût été, s’il l’eût voulu, un maître dans l’art secondaire de la description, comme le prouvent assez les délicats et poétiques paysages qu’il s’est ordinairement contenté d’indiquer d’un trait ! Il n’eût même dépendu que de lui de faire de l’esprit dans le roman, ce qui est une autre manière pour le romancier de briller lui-même aux dépens de son sujet. Mais il a mieux aimé s’interdire ces moyens de succès, devenus de nos jours trop faciles, et s’enfermer étroitement dans le domaine de l’observation morale. Tandis donc que les naturalistes, uniquement attentifs, si je puis ainsi dire, à la forme et à la couleur des choses, ne reconnaissaient en fait de sentiment que ce que leur style plastique en pouvait traduire dans l’ordre de la sensation, M. Feuillet, au contraire, de parti-pris, négligeait de noter les sensations qui ne se transformaient pas en sentimens, et de sentimens en principes d’action. C’est le secret du naturel à la fois et de la rare valeur littéraire de son style. Car la poésie, sans doute, a d’autres exigences, et peut-être aussi la prose oratoire; mais un style qui n’exprime que des faits et des sentimens, voilà le vrai style narratif, comme un style où l’auteur ne se laisse voir préoccupé que de ce qu’il veut dire, et jamais de la manière dont il le dit, voilà le style naturel. Dans ce siècle déclamatoire, où les plus grands n’ont manqué de rien tant que du sens de la mesure, M. Feuillet n’a jamais déclamé, si même on ne peut le soupçonner, au contraire, par un excès de discrétion et une coquetterie légère, d’affecter de baisser le ton quand les choses lui paraissent assez fortes, et assez éloquentes d’elles-mêmes.

Cette manière d’écrire pourrait à elle seule expliquer la puissance d’émotion qui caractérise les romans de M. Feuillet ; car il est certain que peu de romanciers, dans le siècle où nous sommes, nous ont tiré plus de larmes, et des larmes plus nobles, je veux dire qui nous fussent arrachées par des moyens plus légitimes. Or comme chacun s’en peut convaincre par sa propre expérience, dans la réalité de la vie, ce n’est pas sur le malheur d’autrui que nous pleurons, mais bien sur la transformation ou modification morale que le malheur opère en lui. C’est même pour cela que nous sommes toujours moins émus du spectacle lui-même que de la représentation ou du récit d’une grande infortune. On conçoit aussitôt de quelle ressource est, pour nous toucher et nous émouvoir jusqu’aux larmes, un style qui ne vise jamais à reproduire que ce que les actes eux-mêmes ont de plus intellectuel. Il nous met en quelque sorte à l’unisson des personnages, et nous souffrons,