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un tableau, ce n’est pas habituellement pour vous procurer des sensations optiques désagréables : et si vous lisez un roman, ce n’est pas, d’ordinaire, avec le parti-pris ni le ferme propos de vous y ennuyer. On ne menace point non plus un enfant qui fait le méchant de le mener au musée du Louvre, et on ne punit point un écolier paresseux en lui donnant des romans à lire : l’Éducation sentimentale elle-même ou Bouvard et Pécuchet. Mais telle n’est pas, comme chacun sait, l’opinion de nos naturalistes. Je ne dirai point que, s’ils écrivent, c’est pour nous apprendre que la vie réelle est bien autrement plate, vulgaire et lamentable que nous ne l’avons jamais éprouvée, ou que s’ils font de la peinture, c’est pour nous faire voir que les plus déplaisantes colorations qu’il y ait dans la nature n’approchent pas de la crudité de celles qu’ils peuvent réaliser sur leur toile. Car, s’il en était ainsi, ce serait encore de l’idéalisme, de l’idéalisme à rebours, mais enfin de l’idéalisme, et la seule manière même qu’ils aient d’entendre l’idéalisme : plus laid ou plus beau que nature. Mais ce qu’ils ne comprennent pas, c’est qu’il n’y a pas d’art, quelque sujet que l’on traite, s’il n’y a pas de charme, et que le charme, nulle part, ne se dégage de la seule imitation de la nature ou de la vie. Encore qu’il y en ait de meilleurs que les autres, pour des raisons que nous dirons, tous les sujets sont bons, s’ils sont traités selon leur convenance; mais ils ne sont traités selon cette convenance qu’autant qu’ils plaisent, et c’est même à ce signe, avant tout, qu’on le reconnaît. L’analyse d’un chef-d’œuvre est essentiellement l’analyse de l’espèce de plaisir qu’il nous a fait, et c’est la nature elle-même de ce plaisir qui le classe à un rang plus ou moins élevé dans l’histoire d’une littérature ou d’un art.

Je ne pense pas que personne, — et depuis qu’il a commencé d’écrire, c’est-à-dire depuis plus de trente ans, — ait eu cet art de plaire au même degré que l’auteur de Monsieur de Camors. Même s’il avait tous les défauts que le libéral M. Zola lui prête, et quelques autres encore, M. Feuillet n’en demeurerait pas moins ce qu’aucun naturaliste n’a jamais été ni ne sera jamais : l’un des habiles enchanteurs, — pour ne pas dire le plus habile, — que l’on puisse nommer dans le roman contemporain. Éminens, en effet, par d’autres qualités, je ne veux pas dire supérieurs, ni George Sand, qui n’est pas toujours divertissante à lire, ni Balzac, trop préoccupé de paraître profond, n’ont possédé comme lui ce don magique de la séduction. Et certes il convient de l’en louer, car il l’a chèrement payé. Si l’on n’a pas toujours aperçu, ni peut-être assez mis en lumière la réelle hardiesse des sujets où se complaît ordinairement l’observation de M. Feuillet, c’est que le prestige de l’exécution et le charme enveloppant de la manière, si je puis ainsi dire, en ont dissimulé la nature aux lecteurs superficiels. La Petite Comtesse, et Monsieur de Camors, et Julia de Trécœur, et l’Histoire d’une Parisienne, réduites à ce que la fable en a d’essentiel, sont