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mais voilà votre affaire! s’écriera à coup sûr l’étranger, qu’il vienne de Singapour ou de Bogota : ne cherchez pas plus loin ; prenez M. de Lesseps. C’est le seul que je connaisse, là, le tout dernier de la salle et du siècle. Il s’est mis à cette place pour bien affirmer qu’il veut clore le siècle, et sa volonté sera faite, car la Providence y regarde à deux fois avant de contrarier sa volonté..

Notre promenade semble terminée ; et pourtant que de curiosités il nous resterait à voir, au rez-de-chaussée, avant de sortir! Voici des pastels, des miniatures, ce royaume de Lilliput dans le monde de l’art. Voici tout un panneau de portraits de Goya : les Espagnols ne sont pas montés pour ne pas irriter Napoléon, le peintre du Dos de Mayo lui eût rappelé de trop cruels souvenirs. La fille de Goya est une œuvre superbe, les autres souffriraient quelques réserves. N’oubliez pas d’entrer dans ce boudoir discret, où quelques jolies femmes se sont retirées loin de la foule. Un grave homme d’état les y accompagne, dont la place serait marquée là-haut. Il n’est pas à plaindre dans sa retraite, entre ces gracieux portraits ; sans doute qu’il y médite quelque page d’histoire ; en ce cas, ne le troublons pas, les lecteurs de cette Revue ne nous le pardonneraient jamais. Que d’épaves du siècle, errantes encore dans ce vestibule ; portraits qui ont voulu se faire trop grands et que le ciel a précipités, comme les Titans! Étrange macédoine de noms et de peintures! Lacordaire, l’impératrice Catherine, Napoléon III, Cuvier, Liszt, et ce bon Parmentier, qui agite joyeusement sur nos têtes son bouquet de fleurs de pommes de terre. Voilà le vrai bienfaiteur de l’humanité ! D’autres sont venus depuis, qui nous ont promis de plus grands régals, la poule au pot et des rentes pour tout le monde. Ils ne nous ont pas donné autant. Entre eux et Parmentier, le Livre des Proverbes a décidé : n’y est-il pas dit, au chapitre quinzième : « Un légume offert avec amour est préférable à du veau offert avec haine. »

En résumé, on sort d’ici avec un sentiment de fierté légitime pour notre école française, pour cet art souple et mobile, qui s’est incessamment transformé depuis cent ans. Jusqu’à nos jours, l’école a souvent changé de doctrines, mais chaque époque garde une physionomie collective bien caractérisée. On descend un fleuve qui roule ses eaux compactes entre des rives très variées d’aspect : tour à tour riantes prairies, sévères horizons classiques, gorges romantiques; un peu languissant et décoloré au milieu de sa course, le fleuve se divise, quand il arrive à nous, en mille canaux qui se frayent des lits individuels. Le penchant de notre esprit pour l’étude de la vie intime, le besoin de naturel uni au goût des recherches minutieuses, tout devait faire du portrait le genre contemporain par