Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 69.djvu/198

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

année? Dans cette figure de sa mère, que vous voyez à côté de lui, dans ce portrait de la Laetitia, qui sera sans doute le plus regardé de l’exposition. Qui l’a peint? On l’ignore. Un Italien probablement, ce fond de campagne romaine qu’on voit derrière elle paraît en témoigner. Elle y est mal à sa place, elle devrait sortir d’un maquis, cette femme noire, sauvage et tragique, voceratrice qui lamente d’avance toutes les morts que son flanc va vomir sur le monde. Quand même ce cadre ne porterait pas de nom, il serait impossible de se méprendre à ce visage, qui semble le moule de toute une race fatale ; impossible de ne pas s’arrêter sous ce regard chargé de malheurs, devant cette créature énigmatique comme une Destinée ; veuve farouche qui incarne dans son deuil les milliers de veuves que fera son fils.

De l’autre côté du premier consul, un capitaine anglais, peint par Lawrence, serre son sabre contre sa poitrine; il est là pour rappeler à son voisin que Wellington l’attend au bout du chemin ; toute la vie du héros est marquée entre sa mère et ce soldat anglais. Sur le panneau en face, un grand Talleyrand se tient aux ordres du maître, à moins qu’il n’en guette déjà un autre ; important, solennel, bien pénétré de l’axiome qu’il énonçait à Vitrolles, le jour que Bourrienne manqua la préfecture de police faute d’une bonne voiture de poste : « Voyez-vous, avant tout, il ne faut pas être pauvre diable.» Le prince de Bénévent semble se complaire à regarder sa nièce préférée, Mme de Dino; Prudhon l’a surprise dans une attitude ravissante, comme un oiseau qui va ployer le cou sous son aile ; il a fixé sur cette toile ce qu’on peut garder des caresses fugitives d’une bouche et d’un regard. Cet enchanteur a su se faire la première place dans le salon de l’empire, cette année; Gérard y est moins heureusement représenté, on ne le retrouve avec toutes ses qualités que dans le portrait de Mlle Brongniart. Prudhon nous montre de charmantes personnes sous la brume légère à travers laquelle il les aperçoit. Les artistes étudieront son procédé dans l’esquisse de Mme Jarre, ébauche où il préparait le tableau que le Louvre possède; il semble que ce visage fasse effort pour sortir du rêve et naître à la réalité; il vient d’on ne sait où, de bien loin. L’œuvre capitale du maître est cette fois le portrait de Mme Copia, la femme de son graveur. Dans la pose et dans tout l’arrangement de cette élégante de l’empire, il y a un accent très moderne, un peu de manière peut-être, assez de grâce pour la faire pardonner et une science de la couleur qui n’a pas été dépassée.

Ai-je besoin d’ajouter qu’on retrouve là les deux inévitables déesses du temps. Minerve et Vénus, Mme de Staël et Mme Récamier? La première nargue Bonaparte bien en face; je comprends un peu qu’exaspéré de voir cet éternel turban, il l’ait relégué à