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et « un collier contenant soixante-dix perles baroques de moyenne grosseur, » le tout prisé 220 livres. En revanche, il se trouve, en deniers comptans, 17,809 livres un sol, et, en créances diverses, 2,523 livres 12 sols. Enfin, les titres de propriété d’une terre, appelée la Souquette, et située sur le territoire de Saint-Pierre-de-Vassol, dans le Comtat-Venaissin, pays du comte de Modène. Madeleine l’avait achetée, le 7 juin 1661, pour la somme de 2,856 livres, à Jean-Baptiste de l’Hermite, sieur de Vauselle, son ancien camarade à Lyon, le parrain, par procuration, de la petite Françoise. Au total, en y comprenant les meubles, estimés 564 livres 7 sous, et les vêtemens, estimés 1,059 livres, la succession s’élevait à la somme de 25,988 livres, ce qui représente, au moins, 130,000 francs de nos jours. Détail digne de remarque, car on n’a pas souvent à le constater, l’inventaire n’accuse pas une seule dette ; les affaires de la défunte étaient dans un ordre parfait.

Les renseignemens contenus dans le testament de Madeleine Béjart prouvent qu’elle vit arriver la mort et qu’elle conserva jusqu’au dernier moment la liberté de son intelligence. Elle put donc jeter sur l’ensemble de sa vie ce regard suprême qui est la consolation ou la torture des mourans. Un sujet de tristesse profonde dut assombrir ses dernières pensées : elle laissait Molière, dont elle avait voulu assurer le bonheur, malheureux, malade, condamné, lui aussi, à une mort prochaine. Cependant elle pouvait être fière de sa vie et de son œuvre. Sans doute, elle avait largement payé son tribut aux faiblesses de son sexe et de sa profession ; de là une inquiétude qui se marque vivement dans ses dernières dispositions, à la pensée de ce jugement dont sa foi lui montrait la redoutable perspective. Mais, au demeurant, elle avait accompli un bien durable. La première, sans doute, elle avait deviné le génie de Molière ; elle s’était donc efforcée d’écarter de lui les soucis matériels, de le laisser tout entier à la composition de ses œuvres et à l’exercice de son art. Or cette tutelle vigilante avait réussi ; Molière avait pu fonder un théâtre devenu rapidement le premier de Paris, triompher de ses ennemis, écraser ses rivaux, gagner la faveur du roi, écrire des chefs-d’œuvre et les imposer à l’admiration. La récompense de Madeleine devait être d’aller à la postérité en compagnie de Molière et de laisser un nom inséparable du sien. À ce titre, il n’était peut-être pas inutile de faire revivre et de montrer sous son véritable aspect cette auxiliaire et cette amie du grand poète.


GUSTAVE LARROUMET.