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il était le mari d’une femme qui ne lui donnait qu’inquiétude et tourmens. C’était donc le deuil de sa jeunesse et de son bonheur qu’il conduisait ce jour-là. La mort l’avait marqué lui-même pour un terme prochain, elle marchait à côté de lui : dans un an, jour pour jour, son heure sera venue.

L’inventaire de la succession de Madeleine est très curieux par tout ce qu’il nous apprend sur le caractère de la femme et de l’actrice. Malgré sa fortune, elle vivait dans un très petit appartement, composé d’une antichambre servant de cuisine, et d’une chambre à coucher, au quatrième étage d’une maison, vrai phalanstère de sa famille, qu’avaient habitée avec elle sa mère, ses sœurs, son frère, Molière lui-même. Son mobilier est des plus simples ; à part les meubles indispensables, — lit, table et sièges, très ordinaires, — on ne voit chez elle qu’un seul meuble de luxe, « un grand cabinet d’ébène avec plusieurs figures. » Son linge, ses vêtemens de ville et d’intérieur, se composent du strict indispensable : quatre draps de « grosse toile de chanvre, » quinze chemises du même tissu, deux jupes et un justaucorps de coton blanc, un habit de drap d’Espagne uni. En revanche, les costumes de théâtre sont d’une grande richesse ; ils ne comprennent pas moins de quatre déshabillés et de quatre corps de robes, en étoffes de soie de couleurs brillantes, garnis de dentelles d’or et d’argent, une veste de brocart d’or, une toilette de velours cerise, etc., costumes de reine et de grande coquette ; quelques-uns, plus simples quoique très élégans encore, costumes de soubrette. Malheureusement, on ne saurait déterminer que pour deux de ces costumes dans quelle pièce ils ont servi. D’abord « une jupe et une tavayolle de satin rouge et vert, à usage de bohémienne, » probablement son habit d’Égyptienne du Mariage forcé. Puis, « un corps de paysanne de toile d’argent, et la jupe de satin vert de Gênes, garni de guipures. » Faut-il voir dans ce dernier costume, bien luxueux pour une paysanne, celui de Charlotte ou de Mathurine, dans Don Juan, bien que ces rôles soient attribués d’ordinaire à Armande Béjart et à Mlle de Brie ? Sa brillante fantaisie laisserait croire plutôt qu’il a figuré dans quelqu’un de ces ballets que Louis XIV aimait tant et où l’on cherchait beaucoup plus l’effet que le réalisme.

Ainsi, dans la vie privée de Madeleine, aucun sacrifice à l’élégance, un intérieur d’une simplicité froide et nue. Au contraire, dans l’exercice de sa profession, la plus riche abondance de tout ce qui peut servir son talent. Elle a peu d’argenterie, ce luxe solide et sérieux que nos pères aimaient tant : une valeur de 949 livres, tandis qu’on en trouvera, chez Molière, pour 6,240. Peu de bijoux aussi ; juste le nécessaire pour la ville et le théâtre : deux bagues de diamans, quatre autres garnies de diverses pierres précieuses,