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Un peu plus d’un mois après, le 14 février, les deux notaires sont appelés de nouveau. Madeleine éprouve un regret ; elle craint d’avoir trop enchaîné la liberté de sa légataire universelle par des prescriptions que l’on pourrait regarder comme des marques de défiance ; elle la dispense donc « de l’emploi en œuvres pies de l’usufruit dont elle lui avait laissé la disposition, voulant qu’elle puisse en disposer à sa volonté. » En outre, elle remplace, comme exécuteur testamentaire, M. de Châteaufort par Me Charles Cardé, trésorier de la chancellerie de Paris. Elle est au plus mal ce jour-là : sa signature est presque illisible, et elle déclare « ne pouvoir mieux signer ni parapher, attendu l’extrême maladie où elle est, et, notamment, que sa vue est affaiblie. » Cependant, au milieu de cette ruine du corps, l’esprit demeure lucide et ferme : aussitôt le codicille dicté, elle requiert que « lecture lui soit d’abondance faite de son dit testament et dudit codicille, » et elle corrige deux ou trois menues erreurs échappées aux notaires. Mais cet effort est le dernier ; quelques minutes auparavant, elle pouvait encore, bien que d’une main défaillante, tracer à peu près son nom ; maintenant, les notaires sont obligés de se retirer sur sa déclaration qu’elle est hors d’état d’écrire et de signer, « sa faiblesse et son mal augmentant toujours. »

Le dénoûment prévu arrive au bout de trois jours, le 17 février. Par une de ces tristes coïncidences qu’amènent souvent pour les comédiens les exigences de leur profession, au moment où Madeleine rendait le dernier soupir, ni ses deux sœurs, ni Molière n’étaient auprès d’elle : depuis le 9, la troupe jouait à Saint-Germain devant le roi ; c’est là qu’elle apprit la mort de celle qui avait tant fait pour son succès, et elle ne revint que le 26. Molière, cependant, put s’échapper de la cour et rendre les derniers devoirs à Madeleine : son nom figure au bas de l’acte d’inhumation. Après un service célébré à Saint-Germain-l’Auxerrois, paroisse de la défunte, le corps fut porté à Saint-Paul et inhumé sous les charniers, probablement dans le même tombeau que Marie Hervé et son fils aîné Joseph. Quelles réflexions mélancoliques devaient occuper l’âme du grand poète, tandis que, dans le long trajet de Saint-Germain à Saint-Paul, il suivait, les yeux pleins de larmes et son fard à peine essuyé, le cercueil de sa vieille amie ! Il revoyait ses premiers jours de misère, ses années d’apprentissage, ses courses en province, sur les grandes routes de Guyenne, de Languedoc et de Provence ; puis le retour à Paris, la fièvre de la lutte, les joies de la victoire ; enfin les amertumes toujours croissantes de son triple métier, de sa condition, de son ménage. Il souffrait beaucoup, malgré la faveur du public, de la cour et du roi ; il se voyait au déclin de la vie, il comprenait que sa santé était irrévocablement perdue,