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l’autorité et la franchise que lui donne leur longue amitié, elle essaie de le calmer ; elle lui représente qu’à soutenir avec cette ardeur la triple tâche dont il s’est chargé, il succombera bientôt sous ce poids écrasant. Molière lui répond avec impatience ; comme il arrive d’habitude, il s’irrite d’autant plus de ses conseils qu’il sent davantage combien elle a raison ; mais elle ne s’offense pas, et il ne songe même pas à s’excuser de sa brusquerie : c’est le privilège des vieilles affections ; elles suppriment les froissemens d’amour-propre.

Dans les pièces qui suivent, elle apparaît comme un modèle de souplesse et de dévoûment. Tantôt elle crée de vrais types, qui sont restés marqués de son empreinte, tantôt elle accepte de simples bouts de rôles dont ne voudraient pas les utilités de nos théâtres contemporains ; quelle leçon pour nos étoiles ! Dans le Mariage forcé, elle fait une Égyptienne ; Philis, dans la Princesse d’Élide ; Corinne, dans Mélicerte. En revanche, c’est elle qui incarne la Dorine du Tartuffe, cette « maîtresse servante, » comme l’appelait un contemporain, ce type définitif et unique de raison, de gaîté, de franchise, de courage ; Dorine qui tient tête à tout le monde, même à Mme Pernelle, et qui, la première à démasquer Tartuffe, lui rit si vertement au nez ; Dorine, dont la vive parole étincelle et pétille, mêlant aux traits d’une verve bien française et bien parisienne comme un souvenir de la province longtemps parcourue et de ses ridicules observés à loisir. Dans l’Avare, elle prend la robe feuille-morte et le bonnet fleuri de l’entremetteuse Frosine : encore un modèle, un type dont les imitations sont innombrables et que l’on reproduira sous vingt noms différens. Même rôle avec la Nérine de Monsieur de Pourceaugnac, une Italienne, celle-ci, plus effrontée encore et plus retorse, avec l’aisance et le beau parler de l’astuce napolitaine.

Cependant l’âge est venu pour Madeleine, et, avec lui, les infirmités. À partir de Monsieur de Pourceaugnac (septembre 1669), il semble qu’elle abandonne ses rôles et se tienne à l’écart. Nous arrivons à 1670 ; le 3 janvier, elle perd sa vieille mère. Comme les Parisiens d’autrefois, les Béjart aimaient leur quartier ; en 1659, leur aîné, Joseph, était mort peu après le retour du Languedoc à Paris, et, bien qu’il demeurât quai de l’École, sur la paroisse Saint-Germain-l’Auxerrois, il avait été porté au cimetière de cette église Saint-Paul où, sans doute, il avait été baptisé et où s’étaient mariés son père et sa mère. Marie Hervé l’y rejoignit ; elle fut inhumée sous les charniers de l’église, et un tombeau lui fut élevé par les soins de Madeleine, « voulant, disait l’épitaphe, donner à sa mère, encore après sa mort, des marques de la reconnaissance qu’elle a de son amitié et des soins qu’elle a eus d’elle. »