Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 69.djvu/149

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

protection accordée en cette circonstance par le gouverneur de Guyenne à Madeleine et à ses camarades.

Cette protection ne fut pas assez efficace pour leur épargner les épreuves communes alors à toutes les troupes de campagne. En effet, jusqu’à la fin de 1652, ils sont très nomades ; or les comédiens restent volontiers dans les endroits où la fortune leur sourit. De Bordeaux, ils remontent jusqu’à Nantes, après un crochet sur Albi, et courent quelque temps les villes de l’Ouest: puis, ils redescendent vers le Midi. On prétend les trouver à Angoulême et à Limoges, on les trouve certainement à Agen, à Toulouse, à Narbonne, enfin à Lyon, où leur présence est constatée en décembre 1652. Je ne parle pas des stations qu’ils firent nécessairement dans une quantité de villes intermédiaires où leur trace n’est pas restée. Ils connurent donc la fatigue des voyages continuels par tous les chemins, tous les temps, toutes les saisons, les mésaventures de tout genre, peut-être la misère et la faim. Cette existence étrange de comédiens errans, Scarron l’a peinte, on sait avec quelle verve et quelle gaîté ; non pas qu’il ait eu en vue, comme on l’a cru longtemps, Molière et les Béjart : les dates s’opposent à ce rapprochement, et il est regrettable. Mais elle était la même pour tous ; la nature des choses le voulait ainsi. La pauvreté en est le fond, une pauvreté résignée ou railleuse, coupée de jours d’abondance. Le hasard la conduit tantôt dans les pires déceptions, tantôt aux aubaines les plus inespérées. Un jour, attirés par quelque fête, les comédiens arrivent dans une grande ville où ils comptent trouver bon accueil et fructueuse recette, et voilà qu’un ordre brutal des magistrats les oblige à se morfondre dans l’attente ou à décamper au plus vite. Ils repartent et sont forcés de s’arrêter dans quelque méchante bourgade, éloignée de tout, engourdie par l’ennui somnolent de la province. Mais leur arrivée la secoue et la réveille. Bourgeois, petite noblesse, baillis et élus papillonnent lourdement, le madrigal aux lèvres, avec des élégances arriérées, autour des jeunes comédiennes ; ils leur content des histoires et leur offrent des vers. Le jeu de paume, qui se trouve alors partout, ou la grand’salle de la maison commune, sont disposés pour la représentation, et, après quelque joyeuse farce à l’italienne où s’essaie le génie de Molière, on représente quelque tragédie de Magnon ou de Mairet, voire du grand Corneille, quelque comédie de Scarron. Lorsque la curiosité des bonnes gens de Fontenay-le-Comte ou d’Albi est épuisée, la troupe plie bagage et se remet à rouler les grands chemins, frappant à la porte des châteaux, jouant même dans les villages ; en ce cas, la salle de spectacle est quelque vaste grange, éclairée par des falots, et les tirades sont coupées de temps en temps par le braiment d’un âne ou le mugissement d’un bœuf.