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augmente ou diminue, prend du lest ou en jette, au gré de ses besoins, des circonstances, du hasard, des caprices de ses membres. Ainsi Molière et Madeleine portent le poids le plus lourd de l’entreprise. Le public provincial ne s’y trompe pas, et la troupe est désignée communément sous le nom de « troupe de Molière et des Béjart. » En tant que comédien, Molière joue les grands rôles tragiques ; il y est et y sera toujours médiocre, car, malgré les échecs et les railleries, il s’acharnera jusqu’au bout à les tenter. Une tradition sans preuves positives, mais qui semble digne de foi, veut qu’il ait doublement souffert à ses débuts de cette passion malheureuse : il aurait reçu, à Bordeaux, en jouant une Thébaïde de sa composition, des pommes cuites qui visaient à la fois l’auteur et l’acteur. En revanche, il excelle déjà dans le comique. Le talent de Madeleine est plus souple ; elle joue avec un égal succès les soubrettes, la plupart des emplois comiques et les princesses de tragédie.

Elle eut plus que Molière à se louer de son passage à Bordeaux. En 1647, où la troupe y vint, semble-t-il, pour la première fois, le gouverneur de Guyenne était Bernard de Nogaret, duc d’Épernon. Il aimait beaucoup le théâtre et il accueillit Madeleine avec une faveur marquée, si c’est bien elle qui est désignée, comme on l’a dit, dans ce passage de l’épître dédicatoire d’une tragédie de Josaphat, œuvre du même Magnon, qui déjà, en 1645, à Paris, avait fait représenter un Artaxerce par l’Illustre Théâtre : « Cette protection et ce secours que vous avez donnés à la plus malheureuse et à l’une des mieux méritantes comédiennes de France n’est pas la moindre action de votre vie… Tout le Parnasse vous en est redevable et vous en rend grâces par ma bouche. Vous avez tiré cette infortunée d’un précipice où son mérite l’avait jetée, et vous avez remis sur le théâtre un des beaux personnages qu’il ait jamais portés. » On ne saurait trop dire quel événement de l’existence de Madeleine peut bien désigner cette grandiloquente action de grâces. Peut-être n’y faut-il voir qu’une allusion à la déconfiture de l’Illustre Théâtre. Le duc aurait aidé la comédienne de sa bourse en cette circonstance critique, service notable, bien qu’il ne réponde pas tout à fait à l’ampleur des termes employés par Magnon. Mais il ne faut jamais prendre au pied de la lettre les épîtres dédicatoires du XVIIe siècle ; les mots y sont toujours plus grands que les choses. Ce qui est moins incertain, ce qu’établissent même deux documens d’archives, c’est que, en 1647 et en 1650, une troupe qui semble bien être celle de Molière prenait officiellement le titre de « comédiens de M. le duc d’Epernon. » En rapprochant ce fait du renseignement contenu dans l’épître dédicatoire de Josaphat, il se trouve que documens et épître fortifient mutuellement la double hypothèse de la tragédie de Magnon jouée à Bordeaux et de la