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De quel droit établir cette distinction ? Un simple rapprochement de dates la rend inacceptable. En 1662, Armande avait vingt ans ; elle était donc née en 1642. Or c’est entre 1641 et 1642 que l’on peut placer les premières relations de Molière avec les Béjart. Si donc Madeleine a été la maîtresse de Molière, si Armande est la fille de Madeleine, Molière a fait preuve d’une terrible insouciance en épousant Armande, et Montfleury a eu le droit de crier à l’inceste.

Toutefois, admettons pour un moment la distinction. Molière n’a aimé Madeleine qu’après la naissance d’Armande ; il a pu épouser celle-ci le cœur libre de toute inquiétude. Mais trouve-t-on que, même en ce cas, il ait fait preuve dans ce mariage d’une grande délicatesse de sentimens ? Il avait eu la sœur aînée pour maîtresse, il a pris pour femme la sœur cadette, élevée, dotée par l’autre ; mari d’Armande, il a continué de vivre avec Madeleine dans une étroite communauté de profession, d’intérêts, d’existence ! On accorde que cette façon d’agir ne saurait être approuvée, mais on en prend aisément son parti. On invoque la traditionnelle indépendance d’allures des comédiens ; on ajoute que de pareils mariages n’ont jamais été rares ; qu’ainsi Molière, poussé par l’amour, a fait comme beaucoup d’autres. Singulière façon de défendre un grand homme, que l’on prétend, d’autre part, mettre au-dessus de sa condition, de ses contemporains, de tous les hommes, dans lequel on voit non-seulement le plus grand génie littéraire de la France et de tous les pays, mais encore le modèle de toutes les qualités morales, les plus hautes comme les plus simples ! Car, il importe de le remarquer, ce ne sont pas des ennemis de Molière qui soutiennent de nos jours la thèse de ses amours avec Madeleine, ce sont des amis enthousiastes, presque fanatiques. Ils y tiennent pour ses difficultés même, car elle prête à de longues et subtiles discussions, où peut se donner carrière une science ingénieuse.

Sans apporter dans une question aussi délicate leur facilité d’affirmation ou d’hypothèse, il n’est peut-être pas impossible de trouver une explication qui ne coûte rien à la vraisemblance et dégage l’honneur de Molière. Le seul moyen, c’est de renoncer aussi bien à l’hypothèse des amours du poète avec Madeleine qu’à celle de la maternité de Madeleine envers Armande. Et d’abord, en quoi l’abandon de la première serait-il regrettable ? L’espèce d’intérêt romanesque dont elle peut parer la jeunesse de Molière est amplement compensée par l’intérêt autrement sérieux que met dans cette jeunesse la simple réalité, à savoir l’épreuve, la souffrance, la formation lente du génie. Quant à Madeleine, l’amour écarté de ses relations avec Molière, il lui resterait auprès du grand homme un rôle assez large et assez beau, rôle d’amitié, de conseil, de protection vigilante et presque maternelle. Au reste, si l’on consulte les dates,