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deux en tout. Du vivant de Molière, l’auteur d’Elomire hypocondre le montrait consultant sur ses peines physiques et morales l’Orviétan et Bary. Elomire a peur d’être trompé ; cependant il espère éviter le sort de George Dandin. Bary objecte la mésaventure d’Arnolphe, dans l’École des femme ; le tuteur d’Agnès avait bien pris ses précautions, et cependant il n’eût pas évité le sort fatal, s’il eût épousé sa pupille. Elomire se récrie ; il a été plus avisé qu’Arnolphe :


Arnolphe commença trop tard à la forger ;
C’est avant le berceau qu’il y devait songer,
Comme quelqu’un l’a fait.


« On le dit, » remarque l’Orviétan. « Et ce dire, reprend Elomire, est plus vrai qu’il n’est jour. » L’Orviétan et son compère éclatent de rire à cette terrible naïveté. Mais l’auteur de la pièce détourne vite le dialogue sur un lieu commun de comédie.

Il y avait sept ans que Montfleury avait dénoncé Molière lorsque la vieille calomnie était reprise avec cette timidité et ces mots à double entente. La haine de Boulanger de Chalussay est presque aussi forte que celle de Montfleury, mais elle est plus prudente. Il n’espère pas, comme le comédien de l’hôtel de Bourgogne, écraser Molière sous le coup ; peut-être même y aurait-il danger à procéder de la même manière. D’autre part, il lui en coûterait trop de renoncer à une méchanceté aussi cuisante: il la glisse donc et l’insinue sournoisement. Elle n’en fut pas moins ressentie par Molière : il s’empressa de demander et obtint la suppression judiciaire d’Elomire hypocondre. La seconde allusion est dans la Fameuse comédienne, publiée en 1688. Le pamphlétaire anonyme disait d’Armande : « On l’a crue fille de Molière, quoique depuis il ait été son mari: cependant on n’en sait pas bien la vérité. » C’est brutal et cru, malgré la restriction ; mais le livre entier est un tissu d’injures. L’auteur y fait flèche de tout bois ; aussi le peu d’insistance de l’allusion semble-t-il montrer que la calomnie dont il s’inspire était déjà usée, et que, si l’on peut dire, il ne la reprenait que par acquit de conscience et pour ne pas la laisser perdre.

Ce qui frappe le plus dans les divers témoignages que l’on vient de lire, c’est que tous, sans exception, réunissent étroitement ces deux hypothèses, une liaison amoureuse entre Molière et Madeleine Béjart, et une paternité possible de Molière à l’égard d’Armande qu’il a épousée. À défaut d’autre mérite, les auteurs de ces témoignages se montrent, du moins, fidèles à la logique ; les deux hypothèses, en effet, sont inséparables, et qui admet la première ne peut guère rejeter la seconde. De nos jours, on procède autrement ; on accepte l’une avec complaisance, on combat l’autre avec horreur.