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par l’expérience, riche d’impressions et de souvenirs, maître de lui-même et de son génie, mûr pour les chefs-d’œuvre.


IV.

Qu’étaient l’un pour l’autre Molière et Madeleine à ce moment de leur carrière ? Des amans, répond une tradition très affirmative et qui remonte au temps de Molière lui-même. À examiner cependant le point de départ et les preuves de cette tradition, on trouve qu’elle repose sur des témoignages assez vagues ou fort suspects. J’ai déjà cité le plus ancien, celui de Tallemant, et l’on sait avec quelle réserve il faut l’accueillir. Plus sérieux au premier abord est celui de Boileau, rapporté par Brossette : « M. Despréaux m’a dit, écrivait Brossette dans un cahier de notes à son usage, que Molière avait été amoureux de la comédienne Béjart, dont il avait épousé la fille. » Si j’ai pu établir la sincérité de la déclaration de 1643, il y a dans la seconde partie de la phrase une erreur qui diminue de beaucoup la valeur du renseignement contenu dans la première. L’auteur du propos manquait évidemment d’indication précise, et on se l’explique aisément, bien qu’il ait intimement connu Molière. D’autre part, il importe de remarquer que ce n’est point Boileau qui parle, mais Brossette. Une affirmation directe de la part du premier serait d’un grand poids ; on ne saurait accorder la même confiance à Brossette, greffier consciencieux, mais quelque peu bavard et confus, des conversations de Boileau, et qui a trahi plus d’une fois la pensée de celui dont il couchait par écrit, sérieusement, dévotement, les moindres boutades. On est, dès lors, en droit de se demander si Boileau, l’ancien ami de Molière, ne se doutant guère que la postérité serait mise un jour dans la confidence, n’a point parlé ce jour-là un peu au hasard, comme il arrive dans la liberté d’un entretien familier. N’aurait-il pas hésité à ouvrir la bouche, s’il avait pu prévoir quel chemin ferait cette grave imputation, grâce à celui qui l’écoutait ? Quant à Brossette, il a été un peu léger dans cette circonstance ; il écrivait, lui, et il aurait dû réfléchir, avant d’admettre, dans un recueil fatalement destiné à tomber plus tard aux mains du public, un propos également fâcheux, bien qu’à divers titres, pour Molière, pour Boileau et pour lui-même.

On prétend trouver dans la correspondance de Racine une preuve plus forte. Il écrivait à l’abbé Levasseur, en décembre 1663 : « Montfleury a fait une requête et l’a donnée au roi. Il l’accuse d’avoir épousé la fille et d’avoir été autrefois l’amant de la mère. Mais Montfleury n’est point écouté à la cour. » Je suis obligé d’adoucir les termes, très crus dans l’original. Ce qui résulte clairement du passage, c’est