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Concours unique et succès sans lendemain :


Les jours suivans n’étant ni fêtes ni dimanches,
L’argent de nos goussets ne blessa point nos hanches,
Car alors, excepté les exempts de payer,
Les parens de la troupe et quelque batelier,
Nul animal vivant n’entra dans notre salle.


Madeleine s’ingénie cependant ; puisque ce titre sonore, l’Illustre Théâtre, ne suffit pas pour attirer la foule, elle obtient pour ses camarades, grâce à M. de Modène, la protection de Gaston d’Orléans, et la troupe se qualifie « entretenue par Son Altesse Royale. » Cela n’améliore pas ses affaires ; à la fin de l’année 1644, il lui faut abandonner la porte de Nesle. Elle se transporte au port Saint-Paul, à la lisière du quartier à la mode, le Marais, près de la place Royale, où habitaient les gens du bel air. Sa malchance l’y poursuit et prend les proportions d’un désastre. Elle a beau faire appel à des poètes alors en renom, à Magnon, qui lui donne un Artaxerce, au frère de L’Hermite de Vauselle, Tristan L’Hermite, dont la Mort de Sénèque fait remarquer Madeleine dans le rôle d’Épicharis. Efforts et succès inutiles. La solitude est la même dans la salle ; les maigres recettes ne couvrent pas les frais. Il faut emprunter à grand’peine ; la mère des Béjart sacrifie le peu qu’elle a sauvé de sa réserve dotale ; Molière, comme le plus solvable de la troupe, engage sa signature et, hors d’état de payer à l’échéance, il est emprisonné pour quelques jours au Châtelet, à la requête d’un marchand de chandelles.

Décidément, il n’y a plus à compter sur Paris. Que faire cependant ? Ces premières épreuves n’ont pas découragé les sociétaires de l’Illustre Théâtre ; la passion qui les anime est des plus tenaces qu’il y ait. Ils délibèrent. Puisque Paris est pour eux sans yeux et sans oreilles, ils lanceront sur la ville béotienne l’anathème du poète de Juvénal ; ils la quitteront. La province leur reste ; et quelle partie de la province ? Le Languedoc d’abord, que Madeleine Béjart connaît pour l’avoir pratiqué, et tout le Midi, et l’Est, et l’Ouest. En route donc pour le Midi, qui n’est pas blasé, pour ce pays de la bonne humeur et du rire facile, dont le ciel est clément à ceux qui courent les grandes routes ! L’Illustre Théâtre roule ses toiles, enferme dans deux ou trois caisses ses oripeaux et son clinquant, charge le tout sur un chariot, met par-dessus la vieille mère Béjart et la petite Armande, puis il quitte Paris par la route d’Orléans et commence les premières étapes du roman comique. Les Béjart emmènent avec Molière un déclassé, un fugitif de la maison paternelle, qui a scandalisé, presque déshonoré une honnête famille, qui a tâté du Châtelet, et, dans douze ans, ils le ramèneront, formé