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et qui regardaient ce qui se passait dans son domestique. « En faudrait-il davantage pour excuser ceux qui s’efforcent de connaître sa vie privée ? Ajoutons que, dans ce qui a été écrit jusqu’à présent sur Madeleine et Armande Béjart, le parti-pris et le système, l’à-peu-près et la déclamation tiennent beaucoup de place. Les faits constatés et les documens authentiques ne manquent pas, et ils en disent assez ; cependant une bonne part de ce que l’on affirme à leur sujet n’est rien moins que prouvé ; la fantaisie a grande part aux portraits que l’on trace d’elles. Serait-il impossible d’y substituer des images vraies ? On peut, du moins, l’essayer. Prenons d’abord Madeleine Béjart. N’eût-elle pas vécu pendant près de trente ans de la même vie que Molière, à côté de lui, dans son intimité, elle mériterait encore d’être étudiée pour elle-même. Cette comédienne, en effet, était une femme de premier ordre et un caractère original.


I.

Le 6 octobre 1615, Joseph Béjart, a huissier ordinaire du roy ès eaux et forêts de France, » épousait à l’église Saint-Paul, au Marais, une demoiselle Marie Hervé. Les deux époux appartenaient, semble-t-il, à la petite bourgeoisie parisienne ; en tout cas, le complément obligé de la noblesse, la fortune, leur manquait entièrement. Mais leur pauvreté ne les empêchait pas d’afficher des prétentions nobiliaires. Outre le titre d’écuyer que l’usage et la courtoisie laissaient prendre à beaucoup de gens de robe, on trouve Joseph Béjart qualifié « sieur de Belleville. » Peu d’unions furent aussi fécondes : on a pu relever les noms de onze enfans issus de ce mariage, et il est permis de croire qu’on ne les connaît pas tous. Mettons-en quinze ; et nous serons certainement plutôt au-dessous qu’au-dessus de la vérité. Joseph Béjart mourut en 1643, après une vie fort rude et besogneuse, car, à toute époque, quinze ou même onze enfans sont une lourde charge, surtout pour un huissier de petit office. De ces enfans, cinq se firent comédiens : deux fils, Joseph et Louis ; trois filles, Madeleine, Geneviève et Armande. Joseph, né vers 1617, et Madeleine, baptisée le 8 janvier 1618, étaient les plus âgés. Ils donnèrent le branle, par leur exemple, à toutes ces vocations théâtrales ; et le père et la mère, enchantés de voir ces oiseaux voyageurs prendre leur volée hors du nid trop plein, n’y mirent certainement aucun obstacle.

Le Marais, qu’habitaient les Béjart, le Marais était alors le quartier des théâtres. Sur ses confins, proche les halles, on trouvait le vieil Hôtel de Bourgogne, où jouaient d’une part les grands jeunes-premiers tragiques : Floridor et Bellerose ; de l’autre, le trio légendaire de farceurs : Gaultier-Garguille, Gros-Guillaume et Turlupin ;