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des vaincus est accomplie, « à ce point, » dit le texte, qu’il est à peu près impossible de discerner, parmi les hommes libres, qui est Anglais, qui est Normand d’origine[1]. »

Le même document signale la fréquence des mariages mixtes entre les deux races, et le fait est d’autant plus remarquable qu’à la même époque, les mariages avec étrangers paraissent une sorte de disgrâce. La clause 6 de la pétition des barons en 1258 stipule qu’on ne doit pas marier les héritières nobles en les « faisant déroger, » en les « mésalliant » (ce sont les deux traductions les plus approximatives du mot disparagentaer) et l’explication que le contexte donne de ce mot est caractéristique[2] : « en les unissant, est-il dit, à des hommes qui ne sont pas de la nationalité de ce royaume d’Angleterre. » On sait que les nobles anglais ont conservé la tradition et ne se marient guère qu’entre eux. Les noblesses cosmopolites et les clergés ultramontains ont été le fléau de plus d’un état du continent. Ici, la noblesse et le clergé ont pu être, comme ailleurs, égoïstes, turbulens, avides, oppresseurs ; mais dès l’origine et par une sorte de fatalité géographique, ils se sont trouvés pénétrés d’un sentiment national profond, étroit, défiant, qui a eu l’avantage de limiter l’horizon et d’arrêter le développement de l’esprit de caste et qui n’a pas cessé de miner sourdement, — je l’expliquerai mieux un peu plus loin, — les fondations de l’établissement catholique en Angleterre.

Une circonstance a particulièrement aidé au développement rapide de cette conscience nationale ; c’est l’homogénéité très ancienne des différentes parties du territoire. Considérez un instant la division administrative de la France depuis ses origines jusqu’à la fin de l’ancien régime. Vous y trouvez de grandes provinces qui ont l’étendue de moyens royaumes ; la Bretagne, par exemple, égale en superficie à plus du quart de l’Angleterre proprement dite ; plusieurs correspondent à des sous-nationalités ; une race particulière y fait le fond de la population ; plusieurs ont été de véritables états et gardent le souvenir d’un temps où leurs chefs étaient en possession d’une souveraineté distincte. Leur réunion à la couronne est graduelle ; elle se fait quelquefois par conquête, souvent par mariage, par héritage, par contrat, presque toujours sous des conditions qui leur garantissent d’anciennes franchises[3]. Le roi, substitué à l’ancien seigneur, négocie

  1. Stubbs, Select Charters.
  2. Ibid., p. 383.
  3. Sous Philippe le Long, la langue d’Oc ne veut pas d’une seule monnaie pour tout le royaume. Elle tient à ses étalons et à ses mesures et repousse ceux de Paris.