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domine, ses maisons aux toits plats, ses minarets et ses palmiers émergeant des terrasses.

En débarquant à terre, la première impression est toute d’étonnement ; on se sent transporté brusquement, sans transition, dans un monde nouveau : Arabes de l’intérieur à la peau basanée, drapés dans leurs haïcks noirs à larges dessins rouges ; Maures au teint clair enveloppés dans les plis superposés de leurs burnous blancs ; Riffains aux traits grossiers, la tête ceinte d’une corde en poil de chameau ; nègres du Soudan, à la face de brute ; femmes mystérieusement voilées dans leurs longs haïcks blancs, qui ne laissent voir de leur physionomie que l’éclat des yeux ; juifs en lévite sombre, babouches et calotte noires ; juives au visage découvert, encadré d’un foulard aux couleurs voyantes ; mendians superbement drapés dans des loques pouilleuses ; vieilles mendiantes accroupies tendant une main décharnée, ridées et tannées comme des momies ; charmeur de serpens, que toute une foule admire sur la place du Marché ; caravanes de chameaux s’avançant processionnellement à travers les rues étroites ; cavaliers en grand costume, montés sur des chevaux de fine race arabe, au harnachement brodé d’or et d’argent ; cortège religieux se rendant à une mosquée, précédé d’étendards verts et rouges, et hurlant ses chants étranges ; puis, mille autres tableaux de la vie orientale. Tout cela placé dans le cadre pittoresque de l’architecture arabe et baigné dans un air transparent, dans une lumière incomparable dont les murs blancs doublent l’éclat, éblouit les yeux comme au spectacle de quelque grande féerie. C’est la magie des pays d’Orient : elle frappe subitement l’esprit d’admiration sans l’y préparer par ce charme lent des impressions successives que l’Espagne, l’Italie ou tout autre de nos pays civilisés lui ménage et lui fait goûter graduellement à chaque pas.


… La nuit est venue, une nuit tiède et calme. La lune brille de tout son éclat ; sous ses rayons, le golfe de Tanger miroite comme une plaque d’argent, et la Manoubia, à bord de laquelle j’étais il y a quelques heures à peine, se balance là-bas lentement sur ses ancres. Les croissans dorés scintillent sur les minarets, et les toits blancs qui descendent en terrasses jusqu’à la mer sont inondés de lumière. Les jasmins en fleur embaument l’air d’un parfum pénétrant, un peu lourd.

On se sent envahi peu à peu par ce charme indéfinissable des nuits d’Orient, un grand apaisement se fait en vous et on oublie de penser. Les cris de joie qui s’élèvent tout à coup d’un coin de la ville, les coups sourds d’un tambourin qui accompagnent une