Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 68.djvu/836

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

par extraordinaire, la vertu de se réaliser, je veux que vous que j’aime bien puissiez en profiter ; ainsi santé, bonheur, succès pour tous, sera le bilan de 1884. Maman fuit les mêmes vœux que moi et se réjouit de vous revoir bientôt… Ah ! mon cher ami, quel plaisir vous auriez de manger du bois, comme j’en mange maintenant presque chaque jour, en compagnie de Golo et de Barbeau ! Quels tons d’une merveilleuse finesse et quelles tombées du jour, à chaque soir ! — Les bois sont d’une délicatesse exquise avec leurs grandes herbes desséchées, couleur d’ivoire jauni ; elles sont si grandes dans certains endroits du taillis qu’elles vous caressent le visage au passage, quand on les traverse, et c’est une délicieuse sensation d’un chatouillement frais sur la figure et sur les mains toutes brûlantes de la course. — Il est rare que je quitte le bois avant la nuit, car il me faut, avant de rentrer, saluer les canards sauvages de quelques coups de fusil. — On les entend venir de très loin, mais il est difficile déjuger s’ils sont près ou loin de vous ; c’est la particularité de leur cri ; de sorte que souvent ils sont passés et déjà loin, quand on s’aperçoit qu’on les a manques. Ceci pour vous dire que je ne suis pas un bas-de-cuir, comme on pourrait croire, et qu’il faut m’excuser si je n’ai pas encore pu vous envoyer quelque chose de ma chasse… Je me promène beaucoup, c’est là l’important, car à ce jeu je regagne un peu de santé. Mon estomac commençait à se détraquer, mais il redevient meilleur… »

A quelques jours de là, je rencontrai un de nos amis communs : — Eh bien ! me dit-il, ce pauvre Bastion est très malade… On le croit perdu…


V

Il était très malade en effet. Le traitement suivi pendant l’été de 1883 n’avait pas réussi à le débarrasser de son mal. Les douleurs de reins et d’entrailles avaient reparu plus violentes à la fin de janvier. Sur les conseils de son ami le docteur Watelet, on le ramena à Paris, en mars, pour avoir une consultation du docteur Potain. Sans s’illusionner sur le dénoûment fatal de la maladie, les médecins pensèrent qu’un changement d’air et de climat pourrait, moralement et même physiquement, produire de bons résultats ; ils conseillèrent un séjour de deux mois en Algérie. Bastien lui-même, pris de ce besoin de locomotion qui tourmente souvent les malades gravement atteints, avait exprimé le désir de voyager dans le Midi. On décida qu’il partirait le plus tôt possible pour Alger, accompagné de son domestique Félix et de sa mère. Le matin du