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à la campagne. L’une des dernières réunions à laquelle il assista eut lieu à la fin de mai 1881. On avait frété un bateau-mouche qui devait conduire les dîneurs au pont de Suresnes et les en ramener dans la nuit. Quand nous arrivâmes au débarcadère, un aveugle se tenait près de la passerelle, accompagné d’une fillette qui tendait sa sébile aux passans. — Allons, messieurs, tout le monde la main à la poche ! commanda gaîment Bastien, en passant le premier et en prêchant d’exemple. — Et les quatre-vingts ou cent convives du Dîner de l’Est défilèrent les uns après les autres sur la passerelle, chacun laissant dans la sébile de l’enfant une piécette ou un gros sou. Quand nous fûmes sur le pont, Bastien se retourna pour examiner l’aveugle et sa fille, qui restaient ébaubis de cette aubaine inattendue et comptaient lentement leur monnaie : — Quel joli groupe ! me dit-il, et comme ce profil d’enfant serait amusant à dessiner !

En attendant le dîner, nous allâmes nous promener dans le bois de Boulogne. Les massifs étaient pleins d’acacias et d’aubépines en fleurs ; les pelouses fraîchement tondues répandaient un parfum d’herbes fauchées. Jules, aspirant joyeusement cet air imprégné d’odeurs agrestes, avait un bon rire d’enfant heureux. Tout lui souriait en ce moment : son Mendiant avait eu un grand succès au Salon ; son dernier voyage en Angleterre avait été très fructueux ; il avait la tête remplie de beaux projets de tableaux. — Il fait bon vivre ! s’exclamait-il en tortillant dans ses doigts une fleur arrachée aux massifs… — Pendant le retour, il se livra à toute sorte de gamineries espiègles. Monté sur l’avant du bateau, il entonnait à gorge déployée le Chant du départ. Sa voix vibrante résonnait puissamment entre les deux rives endormies ; le ciel était splendide, les étoiles y fleurissaient par milliers. De temps en temps, Bastien allumait une pièce d’artifice et la lançait par-dessus bord en poussant un hourrah ! La fusée montait lentement dans la nuit en jetant des gerbes d’étincelles multicolores, puis retombait brusquement et s’éteignait dans l’eau noire. — Hélas ! c’était l’image des courtes et brillantes années qui lui restaient à vivre.


IV

Le 1er janvier 1883, lors de la mort de Gambetta, Bastien fut chargé de dessiner le char funèbre qui devait conduire le grand orateur au Père-La-Chaise ; il passa ensuite huit jours dans la petite chambre de Ville-d’Avray, occupé à peindre le tableau représentant l’homme d’état sur son lit de mort. Le froid était iras vif à cette