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peindre. Ils sentent bien le foin et le chaud de la prairie… Si mes foins sentent aussi bon que les vôtres, je serai content… Ma jeune paysanne est assise, les bras ballans, la face rouge et suante ; son regard fixe ne voit rien ; l’attitude bien rompue et fatiguée. Elle donnera bien, je crois, l’idée de la vraie paysanne. — Derrière elle, à plat sur le dos, son compagnon dort à poings fermés, et, dans le fond de la prairie tout ensoleillée, des paysannes se remettent au travail. — J’ai eu beaucoup de mal pour installer mes premiers plans, voulant conserver l’aspect simplement vrai d’un coin de la nature. Rien de l’arrangement habituel du saule avec ses branches retombant sur la tête des personnages pour encadrer la scène. Rien de tout cela. Mes personnages se détachent également sur les foins à demi secs ; un petit arbre pousse au coin du tableau, afin d’indiquer que d’autres arbres sont auprès de lui et que nos paysans sont venus se reposer à l’ombre. L’ensemble du tableau sera d’un gris vert très clair… »

« Septembre. — Pourquoi n’êtes-vous pas venu, paresseux ? Vous auriez vu mes Foins avant qu’ils soient terminés. Lenoir, le sculpteur, mon voisin de l’impasse, en a été content. Les paysans disent que c’est vivant. Je n’ai plus guère que mon fonds à terminer. — Je vais m’atteler aux Faucheurs et à une étude nue d’un Diogène le cynique, ou plutôt le sceptique… »

Les Foins furent envoyés au Salon en 1878. Le succès fut très grand, quoique violemment discuta. Dans la salle où il était placé, au milieu des toiles qui l’entouraient, ce grand tableau donnait une extraordinaire sensation de plein air et de clarté. On eût dit une large fenêtre ouverte sur la nature. — La prairie, déjà à moitié fauchée, fuyait, baignée de soleil, sous un ciel d’été semé de légers flocons de nuages. La jeune faneuse assise, alanguie par le temps chaud et grisée par l’odeur des foins, les yeux fixes, les membres las, la bouche entr’ouverte, était merveilleusement vivante. Rien de ces paysannes de convention dont les mains semblent n’avoir jamais touché un outil, mais une vraie campagnarde habituée dès l’enfance aux labeurs de la terre. On la sentait harassée de fatigue, heureuse de souffler un moment à l’aise après une matinée de travail en plein soleil.

Cette toile où la vie des champs était étudiée avec tant de sincérité et rendue d’une façon si puissante, exerça une influence considérable sur la peinture contemporaine. A partir de cette exposition, beaucoup de jeunes peintres, beaucoup d’artistes étrangers surtout, se jetèrent avec enthousiasme dans la voie nouvelle frayée par Bastien-Lepage, et, sans le vouloir, le peintre des paysans de la Meuse fut sacré chef d’école.