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tiraillemens ; les exigences de la vie administrative rendaient difficiles des études suivies et sérieuses. Au bout de six mois, il reconnut que ce travail en partie double était impossible. Il fallait opter entre le bureau et l’école ; il n’hésita pas, se fit mettre en disponibilité et, muni d’une lettre d’introduction de M. Bouguereau, il entra à l’atelier Cabanel, après avoir été reçu à l’école avec le n° 1.

« Tout commencement est douloureux, » a dit Goethe. Bastien-Lepage en fit durement l’expérience. Il avait brûlé ses vaisseaux en quittant l’administration des postes et il se trouvait seul dans Paris, avec des moyens d’existence très limités. A Damvillers, on s’imposait des privations ; la mère, toujours vaillante, allait elle-même travailler aux champs, afin d’économiser de quoi grossir la petite somme qu’on envoyait tous les mois au jeune peintre ; le conseil général de la Meuse lui avait voté, je crois, 600 francs de pension ; tout cela réuni donnait à peine le vivre et le couvert. Mais Jules était doué d’une foi robuste, d’une volonté tenace, d’une gaité inaltérable, et ces trois talismans lui aidaient à supporter vaillamment les momens pénibles des années d’apprentissage. En 1870, il envoya au Salon un premier tableau qui passa inaperçu. Je viens de revoir cette toile : c’est le portrait d’un tout jeune homme, vêtu d’une redingote gros vert et noyé dans une lumière verdâtre. Il est un peu exécuté dans la manière du portraitiste Ricard ; mais la tête, solidement construite, l’expression du regard, indiquent déjà l’artiste qui voit juste et s’applique à pénétrer dans l’intimité de son modèle.

Peu après, la guerre éclata. Jules Bastien s’engagea dans la compagnie de francs-tireurs commandée par le peintre Castellani et fit courageusement son devoir aux avant-postes. Un jour, à la tranchée, un obus en éclatant lui envoya une motte de terre durcie en pleine poitrine. On le conduisit à l’ambulance, où il resta pendant le dernier mois du siège, tandis qu’un autre obus tombait dans son atelier et y trouait la première de ses compositions : une nymphe nue, les bras noués autour de sa tête blonde et baignant ses pieds dans l’eau d’une source. — Dès le rétablissement des communications, il se hâta de regagner son village, où il arriva, comme le pigeon de la fable, fourbu,


Traînant l’aile et tirant le pied.


Il y passa le restant de l’année 1871, retrempant dans l’air natal sa santé délabrée, poussant de lointaines excursions jusque dans la Moselle et exécutant de nombreux portraits de parens et d’amis. Il ne rentra à Paris que dans le courant de 1872.

Alors recommença la vie pénible des débuts. Pour arriver à