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d’éclater, qu’on va voir, dès maintenant, se débattre, par les armes, le vieux différend de la Russie et de l’Angleterre dans des régions où elles s’observent depuis longtemps, où elles sont probablement destinées à se rencontrer quelque jour ? Les deux puissances y réfléchiront sans doute, avant de verser leur sang pour se disputer la possession de contrées inhabitées qui ne leur sont pas absolument nécessaires. L’Angleterre a, sans contredit, des forces considérables, elle a bien des moyens d’attaquer la Russie, et l’unanimité avec laquelle tous les partis offrent en ce moment leur appui au gouvernement pour la défense de l’empire est certainement une garantie de puissance pour elle ; mais que gagnerait-elle à une guerre peut-être assez longue, assurément meurtrière et ruineuse ? Fût-elle victorieuse, elle ne pourrait pas poursuivre bien loin les Russes, qui garderaient toujours de fortes positions en Asie et en seraient quittes pour attendre l’occasion d’un retour offensif. La Russie, de son côté, n’est point vraiment intéressée à pousser les choses aux dernières extrémités. A-t-elle pour l’avenir de plus vastes desseins, l’ambition de conquêtes plus étendues dans l’Inde ? C’est possible. Pour le moment, elle ne paraît pas même avoir des vues sur l’Afghanistan ; les annexions partielles qu’elle convoite ne valent pas une querelle sanglante et périlleuse. Entre les deux puissances il peut donc y avoir des malentendus, des froissemens d’orgueil, des jalousies de domination, des difficultés pour arriver à une délimitation qu’elles sont également intéressées à établir entre elles ; il y a aucune raison décisive, impérieuse, qui puisse, encore aujourd’hui, déterminer une guerre terrible, et tant que le dernier mot n’est pas dit, il n’y a point à désespérer de la prudence de deux grands gouvernemens qui ont l’un et l’autre de si sérieux, de si nombreux intérêts à ménager ou à sauvegarder.

Ce n’est point la première fois que l’Angleterre et la Russie ont des querelles, même des querelles acerbes, pour ces frontières toujours indécises, toujours disputées ; elles peuvent faire encore ce qu’elles ont déjà fait d’autres fois, elles peuvent continuer à se supporter en prolongeant une trêve dont elles n’ont ni l’une ni l’autre à souffrir. Les deux puissances sont probablement destinées à vivre longtemps ensemble en Asie, avant d’en venir à des extrémités redoutables pour ceux qui les provoqueraient, dangereuses pour la paix européenne elle-même, — et, dans tous les cas, avant qu’on en vînt là, il se produirait vraisemblablement quelque médiation assez autorisée pour se faire écouter. M. de Bismarck, qui parle si souvent de la paix, suggérerait sans doute, s’il ne l’a déjà fait, à l’empereur Guillaume la pensée d’intervenir en conciliateur dans un démêlé qui pèse encore, à l’heure qu’il est, sur l’Europe.


CH. DE MAZADE.