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fixer sur la toile le drame qu’il avait conçu et l’exprimer de telle façon qu’il agitât le spectateur de la même émotion, de la même fièvre qui le possédait. Le dessin, la couleur même, — mais la couleur était innée en lui, — devenaient secondaires ; ce n’étaient plus que des moyens d’expression. Et, s’il avait réussi à rendre sa vision durable et visible pour tous, que lui importaient les incorrections ? Arrêté un jour devant le Massacre de Scio, Girodet complimentait le jeune peintre sur les figures de la femme morte et de l’enfant, mais en même temps il lui faisait remarquer qu’un des yeux était de travers. « Je vois bien la faute, répondit Delacroix, mais je me garderai bien de retoucher à cette tête puisque vous me dites que l’expression y est » Ce mot explique tout Delacroix.

Delacroix traite-t-il un sujet où l’élément dramatique fait défaut, et où il est impossible de l’introduire, le peintre n’est plus lui-même. On retrouve ses grandes qualités de technique, la couleur, l’expression de l’atmosphère, l’infinie profondeur des fonds, — paysages comme dans les Comédiens arabes, intérieurs comme dans les Amendes honorables, — l’entente des lignes décoratives, mais le poète tragique qui, chez Delacroix exalte l’artiste et lui donne sa suprême puissance, n’est plus là pour animer la scène. « Tout ce que j’ai fait de bien, a-t-il écrit, a été fait dans le feu. Si je ne suis pas agité comme le serpent dans la main de la pythonisse, je suis froid. » Parfois même son pinceau perd de sa vigueur et sa palette de son éclat. A ne citer que les tableaux de l’École des Beaux-Arts, voyez l’Angélique, Atala et Chactas, les Baigneuses dans le parc, Marphise et Doralice, Ariane, les Arabes en voyage ; voyez surtout la Mort de Marc Aurèle. Dans ce thème laborieux d’après l’antique, ou plutôt d’après les poncifs de l’école du premier empire, on ne reconnaît ni l’esprit ni la main de Delacroix. Marc Aurèle mourut comme un sage, désabusé des vaines apparences du monde. Pour lui la mort fut une libératrice. « Pourquoi pleurer ? dit-il à ses amis, je ne fais que vous précéder. » Cette mort calme et sereine, exempte de toute angoisse et de toute souffrance, n’était point un sujet qui convînt à la fougue passionnée de Delacroix. Il en est ainsi du Sultan du Maroc, des Femmes d’Alger, de la Noce juive ; si personnelle et si remarquable qu’en soit l’exécution, ces tableaux ne donneraient qu’une idée très incomplète de la manière de Delacroix, au lieu que des toiles de moindre importance, comme la Mort de Valentin ou le Christ dans la barque, la révèlent tout entière.

Goethe a dit, à propos des dessins pour le Faust : « Delacroix a surpassé les tableaux que je m’étais faits des scènes écrites par moi-même. Ces compositions, pleines de vie, vont bien au-delà des images qu’on s’en peut créer. Dans ce drame de toutes les peines qui tourmentent l’humanité, il s’est senti comme dans sa famille. » Le