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surpasse certainement en impression terrible et émouvante les vers de l’Inferno, dont le peintre s’est inspiré. Ce n’est plus ici l’illustration d’une page, c’est l’évocation du poème entier. Devant la Barque de don Juan, lisez ce passage de Byron : « Le quatrième jour parut, mais pas un souffle d’air ; l’océan dormait comme un enfant non sevré. Le ciel et la mer étaient bleus, sereins et doux… La rage de la faim se fit sentir… » Dans le poème, ces hommes qui souffrent et meurent au milieu de la sérénité de la nature, forment une opposition dramatique. Dans le tableau, c’est la fureur de la mer, ce sont les menaces du ciel noir d’où va tomber la foudre qui font le drame. Il perdrait son effet saisissant si le peintre s’en était tenu à la traduction littérale du texte. Le Massacre de l’évêque de Liège condense et précise avec une puissance décuple les pages de Walter Scott. Des Croisés à Constantinople, un autre peintre n’eût fait sans doute qu’une entrée triomphale. Delacroix n’a pas manqué de grouper autour de Baudouin et de Montferrat toutes les horreurs d’une ville mise à sac. On voit l’incendie, les cadavres, la fuite affolée des habitans, la poursuite ardente des soldats ; on sent le pillage, le meurtre et le viol. Et ici la sérénité admirable du ciel contraste tragiquement avec ces fureurs et ces épouvantes. Dans le Boissy d’Anglas, dans la Mort de Valentin, dans Lady Macbeth, dans la Médée, dans Hamlet et le Roi, dans les cinq variantes du Christ dans la barque, Delacroix a su renchérir sur le drame du sujet par la façon dont il l’a conçu et interprété. Le Radeau de la Méduse de Géricault est, assurément, une toile des plus dramatiques. Mais dans ces hommes qui agitent un bout de toile, dans ce navire qui passe au loin, il y a l’espérance, il y a le salut. Delacroix peut-être eût voulu rendre la scène plus terrible : il nous eût montré les naufragés perdus sans espoir dans la solitude infinie de l’océan.

Si, le plus souvent, dans la conception des sujets, Delacroix l’a emporté en sentiment dramatique sur l’imagination des poètes, dans l’exécution il a épuisé toutes les ressources qu’a la peinture pour exprimer le drame. Le parti-pris du coloris est naturellement un des moyens employés par Delacroix. Cet homme qu’enivrent les chaudes et riches harmonies, les vifs ramages des couleurs, qui s’oublie parfois une heure à regarder l’étalage d’un marchand d’étoffes orientales, sacrifie l’effet optique pour provoquer une impression plus vive sur l’esprit. Sous son pinceau, les clairs blêmissent, les ombres s’épaississent, les figures baignent dans une demi-clarté sinistre et froide. Voyez la Mise au tombeau, l’Ophélie, le Christ en croix, la Pietà, les Barques, le Christ aux oliviers, le Dante et Virgile, Mirabeau et Dreux-Brésé, et même l’Entrée des croisés, dont les colorations sobres et calmes prennent leur vibration et leur mirage merveilleux par l’admirable